Reconstruire Mayotte : avec ou contre ses habitant·es

Reconstruire Mayotte : avec ou contre ses habitant·es

Le cyclone Chido a dévasté l’île de Mayotte, éventré les bidonvilles, arraché la végétation et les cultures. Malgré tout, après l’urgence, la vie reprend et l’heure est à la reconstruction ou du moins sa préparation. Reconstruire Mayotte : c’est l’objet d’un projet de loi voté à l’unanimité au Sénat le 4 février, suivi du vote d’une proposition de loi pour restreindre davantage le droit du sol à Mayotte à l’Assemblée nationale le 6 février. 

Dans le cadre de ces débats et votes parlementaires, des élus mahorais sont venus en métropole pour affirmer la nécessité de les impliquer dans la reconstruction de l’île. 

La gestion de la catastrophe climatique dans le 101e département français est de plus en plus critiquée par les élus locaux, mais aussi par les habitant-es. 

Les habitant-es n’ont toujours pas suffisamment à manger, ni à boire. Il manque d’eau, l’électricité n’est toujours pas rétablie. Et ce, malgré le défilé de ministres sur l’île. 

Dans cette situation de tensions matérielles, s’ajoutent les tensions identitaires : une partie des Mahorais-es exigent de l’Etat de mettre un terme à l’immigration venue des Comores et s’en prennent toujours plus violemment à “ces étrangers” (qui n’en sont pas puisque tous sont comoriens, et parfois ont mêmes des liens familiaux étroits), vus comme sources d’insécurité et à l’origine de tous les maux. Des collectifs citoyens aux relents xénophobes se mobilisent également contre les réfugiés de l’Afrique des Grands Lacs, notamment de l’est de la République Démocratique du Congo, qui fuient la guerre et les massacres de civils. C’est aussi le climat de plus en plus tendu entre, d’un côté, des Réunionnais-es qui accusent les Mahorais de les envahir et multiplient les injures xénophobes, et de l’autre, des Mahorais-es qui soupçonnent ces derniers de vouloir profiter de la reconstruction de l’île. 

La demande d’implication dans la reconstruction de Mayotte n’émerge pas uniquement du côté des élus. À l’initiative de l’architecte Boris Weliachew, l’ONG Outre-mer Solidarités Catastrophes lance une grande enquête en ligne auprès des Mahorais et Mahoraises affirmant que cette reconstruction ne peut pas se faire sans l’avis des personnes qui y vivent. 

Cette crise climatique met en lumière le rapport colonial de l’Etat avec Mayotte : un Etat qui estime que les Mahorais devraient être bien content-es d’être Français-es (dixit Macron), comme s’ils devaient s’en contenter, et ne pas réclamer plus, comme le droit à définir comment ils et elles veulent vivre.

Au fur et à mesure, vient poindre une critique d’un Etat lointain, centralisé, colonial, méprisant, qui refuse de traiter les Mahorais-es comme des citoyen-nes français-es à part entière, voire de les considérer tout court. Les sorties de Bayrou et de Macron sont venues rappeler la violence coloniale à un moment où le besoin de solidarité était attendu. 

Rémi Carayol, dans son livre Mayotte. Département colonie explique en quoi l’émergence d’une critique de l’Etat français comme Etat colonial est si compliquée à Mayotte, en rappelant l’histoire mahoraise. Le journaliste parle de l’installation “d’une dictature de la pensée” après que Mayotte a choisi la colonisation française et s’est séparée des autres îles des Comores en 1975 (date de l’indépendance du reste de l’archipel). Le Mouvement Populaire pour Mayotte, parti soroda, c’est-à-dire favorable à rester Français, a notamment trouvé comme alliée en métropole l’Action française, dans les années 1970, pour mener une campagne afin que Mayotte reste française. Après sa victoire lors du premier référendum, avec 65 % des votes pour rester en France, le MPM a ensuite fait pression sur toute personne continuant de prôner l’indépendance. Menacées d’exclusion et donc de mort sociale, les personnes promouvant l’indépendance (les serrez-la-main) ont fini par se taire et revenir sur leur positionnement, ou partir. 

Depuis, c’est une histoire fantasmée de la colonisation française et de l’histoire de l’île qui s’est imposée. Alors que les Comores formaient une unité culturelle, linguistique, politique et géographique, Mayotte s’est construite comme séparée et différente des autres îles de l’archipel. Et ce, malgré les liens familiaux qui traversent l’océan et unissent les quatre îles. 

La méthode bien connue qui consiste à diviser et différencier les peuples entre eux, pour faire diversion de la domination coloniale, a été appliquée à Mayotte avec succès. À tel point qu’une bonne partie des Mahorais disent avoir choisi la colonisation française plutôt que la colonisation comorienne… 

Rémi Carayol parle de “schizophrénie collective” pour parler de ce qui travaille les habitant-es de Mayotte. Et comment pourrait-il en être autrement, quand il y a autant de contradictions dans la vie quotidienne ? Comment pourrait-il en être autrement quand les Mahorais-es sont historiquement des Comoriens qui continuent d’avoir des liens familiaux sur les autres îles ? 

Les Mahorais-es continuent de parler leur langue, pratiquent leur religion, parfois en contradiction avec les lois françaises, comme la polygamie, le maintien d’un système de justice communautaire pour régler l’essentiel des conflits de façon auto-organisée et pacifique… 

Comment peut être vécu autrement une colonisation “consentie”, choisie, accompagnée d’un récit sur les bienfaits de la colonisation et de la modernité occidentale ? En particulier quand les gens subissent dans le même temps tous les effets négatifs de cette vie métropolitaine. La majorité des Mahorais-es tiennent à vivre comme en métropole pour mieux s’éloigner des conditions de vie des autres Comoriens, dont ils tiennent à se distinguer et se séparer. Malheureusement, les limites du modèle métropolitain sont vite atteintes dans une île aussi exposée aux dérèglements climatiques. A tel point que certain-es Mahorais-es font le choix de reprendre des pratiques traditionnelles, vernaculaires. Pour pallier le manque d’eau, certain-es ont rouvert des puits condamnés il y a quelques années, récupèrent l’eau, remettent en place des toilettes sèches.. Parce que dans les maisons en béton il fait trop chaud, certains construisent de nouveau des maisons traditionnelles en terre, naturellement climatisées. C’est le retour d’un luxe naturel et vernaculaire, un luxe communal. 

Cette volonté de se distinguer à tout prix des Comoriens, qu’ils associent à la non-civilisation, la sauvagerie, la barbarie, rappelle les développements de Franz Fanon dans Peaux noires, masques blancs. Il analyse en particulier les Antillais qui ne se vivent pas comme noirs, mais qui aspirent à être blancs, à partir d’enseignements et de mantras allant à l’encontre de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils sont. Fanon reprend le schéma de Marcus où l’individu est alors déchiré, écartelé entre la famille et la société. Car, alors qu’en France et en Europe, “la famille est un morceau de la nation”, “le lieu de préparation et de formation à la vie sociale”, la famille antillaise, qu’on pourrait ici rapprocher de la famille mahoraise, “n’entretient pratiquement aucun rapport avec la structure nationale, c’est-à-dire française ou européenne ; autrement dit, l’individu qui monte vers la société – la Blanche, la civilisée – tend à rejeter la famille – la Noire, la sauvage – sur le plan de l’imaginaire (…)”. Tout en se confrontant ensuite au regard du Blanc, et donc au “poids de sa mélanine”. 

Cette contorsion n’est pas sans conséquence psychique, et cela se comprend : en tant que Mahorais, on subit un traitement colonial mais, du fait de la colonisation choisie, on ne peut pas la remettre en cause. On est enjoints à détester les gens des Comores alors qu’on est comoriens, qu’une partie de notre famille est souvent comorienne… Et aujourd’hui, on est enjoint à détester les “sans-papiers”, les “étrangers”, alors que parfois une même famille est divisée entre des membres avec et des membres sans papier. Bref, on est enjoint à détester une partie de nous-mêmes pour mieux correspondre au roman national. 

On retrouve aussi cette schizophrénie dans la société métropolitaine, et au sein de l’appareil d’État. Le cyclone Chido se produit seulement quelques mois après les soulèvements anticoloniaux kanaks, les révoltes martiniquaises contre la vie chère et l’Etat colonial, et un retour sur les soit-disants “bienfaits de la colonisation” et l’apologie de l’Algérie française par l’extrême droite. Comment se positionnent les métropolitains ? On assiste à tout un tas de paradoxe : un Rassemblement national qui défend les Mahorais-es voulant stopper l’immigration et en profite pour continuer à se construire une image de parti non raciste – “regardez, nous n’avons pas de problème à défendre des musulman-es contre l’immigration”. Mais aussi à gauche, on entend parfois des positionnements comme : il faut qu’ils restent français, d’abord parce qu’ils le veulent, mais surtout parce que sinon, ils vont sombrer dans la misère, alors que la France leur apporte confort et progrès. 

A Mayotte, l’Etat remet en question les principaux fondamentaux de la République et de la nation française comme le droit du sol, en assumant de faire une exception sur une loi fondamentale, alors que la République se veut une et indivisible. L’Etat français n’a aucun plan pour Mayotte, aucune vision de l’avenir de cette île, comme le souligne la situation actuelle. Mayotte est un atout français pour sa position stratégique et la base militaire qui y est installée. Elle est devenue un département français pour s’assurer de rester française, comme moyen de distinction vis-à-vis des autres îles comoriennes. Mais ça s’arrête là. 

Il n’en reste pas moins que l’on voit émerger sur l’île une critique de l’Etat français, du fait de la gestion centralisée et coloniale de la catastrophe climatique. Et à juste titre, quand on voit que plus de deux mois après le passage de Chido, les gens vivant à Mayotte ont soif ! Les distributions d’eau étant largement insuffisantes et certains profitant de la situation en revendant des packs d’eau à 10 ou 12 €. Malgré les annonces sur des dons affluant vers l’île, les villages n’en voient toujours pas la couleur et sont de plus en plus en colère. Pendant ce temps, le ministre des Outre-mer, Manuel Valls gère la reconstruction, sans les élus locaux, avec les entrepreneurs réunionnais, au grand dam des Mahorais qui pour un bon nombre craignent que la reconstruction leur échappe et qu’il n’y ait aucune retombée économique positive pour les habitant-es. 

Alors qu’on observe une résurgence puissante d’un mouvement international de décolonisation, on ne peut que penser que Mayotte est au commencement d’une nouvelle page de son histoire.  

« Nous, organisations anticolonialistes réunies les 23 et 24 janvier 2025, en terres kanakes, nous proclamons solennellement la constitution du Front International de Décolonisation dont l’objectif fondamental est d’unir nos forces afin de débarrasser définitivement nos pays et la planète de toute présence coloniale »

FID

La France est agitée par un retour en force de la question coloniale, avec le soulèvement indépendantiste en Kanaky, les révoltes en Martinique, les débats délirants autour de la colonisation et de l’Algérie française. Mais aussi les demandes de retrait des bases militaires françaises par les pays d’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal ou le Tchad pour rompre avec la politique néocoloniale de la France. Ou encore le génocide palestinien par Israël soutenu par les Occidentaux, et dans une certaine mesure la critique du traitement des personnes issues de l’immigration des anciennes colonies au sein même de l’hexagone. 

Dans ce nouveau mouvement du monde, comment les habitant-es de Mayotte vont-ils s’approprier ces questions ? 

L’étape clé à venir semble être la reconstruction de Mayotte avec l’enjeu de l’implication des habitant-es de l’île. A quel point vont-ils parvenir à s’imposer, à imposer leur vision de leur territoire et, par là même à construire un pouvoir habitant, une souveraineté concrète et populaire de l’île. Nous ne pouvons nous empêcher d’espérer la construction d’un pouvoir habitant, qui soit in fine décolonial ! 

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