Depuis le 21 décembre 2023, Montpellier Méditerranée Métropole a instauré la gratuité totale des transports en commun pour ses 500 000 habitants, une mesure visant à améliorer la qualité de l’air et à rendre les transports publics plus accessibles. Beaucoup ont vu dans cette mesure une avancée historique pour la justice sociale et la transition écologique.
Enlever les bornes de paiements, les contrôleurs, les tensions liées au flicage des usagers, ouvrir grand les portes et faire en sorte que les habitants puissent se reporter massivement sur les transports collectifs, dans une ville plus apaisée et moins polluée. Rendre les transports gratuits, c’est démarchandiser un service qui est devenu essentiel au mode de vie métropolitain. En augmentant en parallèle la fréquence, la fiabilité et en étendant les lignes, on évite aux gens de se ruiner pour payer l’essence et la voiture, et on rend l’air plus respirable. C’est socialiser complètement le coût des transports, en décidant d’un effort collectif pour favoriser ceux qui sont les plus pertinents, les moins polluants. Il s’agit aussi d’expérimenter un autre rapport social, où nous redevenons usager et non plus clients, où nous pouvons intervenir dans les choix de développement du réseau, par exemple.
Un an plus tard, la situation est décevante, par rapport à l’exemple de Dunkerque ou d’autres villes qui ont mis en place cette gratuité. “C’est gratuit, mais c’est pourri”, résume Alenka Doulain, élue d’opposition. Derrière les slogans et les ambitions affichées, cette gratuité révèle des fractures sociales et des choix politiques discutables qui pèsent lourdement sur les usagers, les travailleurs et l’environnement.
Une gratuité qui exclut plutôt qu’elle n’inclut
L’idée d’un accès libre et universel aux transports publics résonne comme une promesse d’égalité. Pourtant, cette gratuité s’arrête aux frontières de la métropole. Pour bénéficier de la gratuité, les résidents doivent obtenir une carte de transport spécifique, prouvant leur domiciliation dans l’une des 31 communes de la métropole. Cette procédure administrative contraste avec l’objectif initial de simplification associé à la gratuité. De plus, cette exigence exclut de facto les habitants des communes périphériques, souvent contraints de se loger en dehors de la métropole en raison de la hausse des loyers, les privant ainsi de cet avantage. Pour les habitants des communes rurales voisines ou des petites villes périphériques, cette mesure sonne comme une exclusion supplémentaire, alors que 38% des emplois du département se concentrent sur la seule commune de Montpellier. Ceux qui, chassés de Montpellier et de sa proche banlieue par des loyers devenus inaccessibles, vivent désormais dans le département ou l’aire urbaine, doivent continuer à payer leurs trajets. Ironie amère : ce sont souvent les plus précaires qui se retrouvent hors du périmètre de cette gratuité.
Pour l’instant, on observe statistiquement moins de ségrégation spatiale dans la ville-centre de Montpellier que dans d’autres communes de taille équivalente comme Rennes, Nantes ou Rouen, autrement dit, les quartiers, en moyenne, sont socialement plus mixtes. Mais cette mixité baisse, alors que les cadres s’installent massivement dans quelques communes de la métropole. Sur la commune de Montpellier, entre 2010 et 2021, il y a presque 50% de cadres résidents en plus, tandis que le nombre d’ouvriers et d’employés est resté stable. Cela se traduit par la gentrification progressive de certains quartiers, notamment les anciens faubourgs, proches du centre-ville. On observe parallèlement une forte augmentation de la concentration spatiale des ménages aisés. Les résidences fermées sécurisées sont en outre particulièrement nombreuses et produisent une ségrégation vécue très forte, jusqu’à rendre la circulation à pied difficile, puisque il faut contourner les multiples portails, grillages et avertissements menaçants. Cela aussi se traduit par une baisse de la mixité sociale dans les quartiers populaires et pour les ménages aux revenus autour du SMIC : autrement dit, des parties de la ville se paupérisent. Les mêmes d’ailleurs qui subissent le plus la chaleur estivale, car ils sont les plus denses, tandis que les quartiers riches sont plus végétalisés.
Car si, sur la commune-centre, la ségrégation est statistiquement moins forte que dans des métropoles de la partie Nord du pays, c’est aussi… que la pauvreté est beaucoup plus importante. Le taux de pauvreté atteint 28%, autrement dit, 28% des habitants vivent avec moins de 1216€ par mois. C’est le cas en particulier de 39% des ménages locataires, de 38% des ménages jeunes constitués de moins de 30 ans. Bref, la gratuité des transports répond à un besoin social élevé.
Mais on sait que bien souvent, ce sont les plus pauvres qui ne demandent pas les aides auxquelles ils ont droit. C’est pourquoi les politiques de gratuité sont plus intéressantes que les tarifications sociales, car elle limite à la fois le non-recours et la stigmatisation. C’est gratuit pour tout le monde. Elles évitent aussi la présence des contrôleurs, et l’existence des contrôles, qui s’accompagnent de manière récurrente d’un traitement différencié en fonction de critères raciaux et sociaux. Il y a déjà assez de contrôles au faciès pour ne pas en rajouter. Ni d’ajouter le stress de savoir si on a envoyé à temps le dossier de renouvellement, avec le bon papier, s’il sera accepté, et si dans l’intervalle, quoi dire aux contrôleurs ? D’où le fait que les témoignages sur les expérimentations de réelle gratuité font souvent état d’un apaisement général, en plus de la possibilité de recruter des chauffeurs supplémentaires.
Source : Insee, recensement de la population 2017, actifs en emploi au lieu de résidence, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5425858
En dehors de Montpellier, où les inégalités sont fortes, les communes bien desservies par les transports publics sont plutôt des communes riches, où le niveau de vie médian est relativement élevé. À l’exception de Juvignac, par exemple, c’est donc plutôt les habitants des communes les plus aisées du département qui en bénéficient. Intra muros, certes, plusieurs quartiers populaires sont desservis par le tramway (même s’il faut une quarantaine de minutes pour se rendre de la Paillade à la gare St-Roch, quand il n’y a pas de problèmes). Mais globalement, la carte du tram correspond à la carte des cadres (et cette dynamique joue dans les deux sens, puisque le tram accélère les transformations urbaines) : Lattes, St-Jean-de-Védas, Castelnau-le-Lez, Le Crès, auxquelles s’ajouteront les riches communes de Clapiers et Montferrier avec la ligne 5. Ces dernières comptent plus de 30% de cadres, contre 10% à Lavérune, qui, certes, n’est pas complètement délaissée, puisque la ligne de bus qui la dessert (ainsi que 3 autres communes) propose au moins un bus par heure et permet de rentrer d’une escapade en ville jusqu’à 20h30. Le coût pour rendre gratuite cette ligne de bus est donc bien inférieur. Bref, malgré tout, on investit plus d’argent public pour les transports des plus riches.
De plus, quelle logique sociale y a-t-il à exonérer les résidents de St Clément de Rivière et Montferrier, mais de faire payer ceux de Lodève, Lunel et Montagnac aux revenus largement inférieurs, sous prétexte qu’ils sont hors de la métropole ?
En réalité, cette politique de la “mobilité gratuite” s’inscrit dans une logique de métropolisation, où les grandes villes concentrent les ressources et les infrastructures. Loin de profiter à tous, cette dynamique renforce les inégalités. La métropolisation exacerbe la compétition urbaine en attirant des populations aisées et en repoussant les classes populaires vers les marges. À Montpellier, cette fracture sociale se traduit par une mobilité à deux vitesses : gratuite pour certains, inaccessible pour d’autres. Alors que de discutables investissements routiers sont prévus pour le contournement ouest, se rendre en voiture en centre-ville est de plus en plus compliqué, sans que le réseau de transports soit massivement développé.
Des bus et des trams bondés : une gratuité au rabais
Ceux qui bénéficient de la gratuité ne sont pas forcément mieux lotis. Depuis la mise en place de la mesure, la fréquentation des transports a augmenté, et c’est une bonne nouvelle. Mais l’offre, elle, n’a pas suivi.
Les temps d’attente s’allongent, les rames de tramway sont bondées une partie de la journée, et la ponctualité est devenue un lointain souvenir. Certains usagers hésitent même à utiliser le service aux heures de pointe, préférant marcher ou… reprendre leur voiture. Cette situation est le résultat d’un manque flagrant d’investissement. Les fréquences n’ont pas été augmentées, le réseau reste sous-dimensionné pour faire face à l’affluence, et les conducteurs sont à bout de souffle. “On a sacrifié la qualité du service sur l’autel de la gratuité”, déplore un chauffeur de tramway sous couvert d’anonymat.
Depuis l’instauration de la gratuité, la fréquentation des transports en commun a connu une hausse significative, atteignant jusqu’à 400 000 voyageurs par jour. Cependant, cette augmentation n’a pas été accompagnée d’un renforcement adéquat de l’offre. Même le syndicat Force Ouvrière s’inquiète de cette situation, soulignant que le réseau ne dispose pas des moyens nécessaires pour absorber cette affluence sans compromettre la qualité du service . L’absence d’investissements suffisants dans l’augmentation des fréquences et l’entretien du matériel roulant risque de transformer une initiative louable en une expérience quotidienne frustrante pour les usagers.
Une gratuité mal financée et critiquée
L’un des principaux problèmes réside dans le financement de cette mesure. Actuellement, la gratuité repose sur le “versement mobilité”, une taxe payée par les entreprises, qui ne compense pas entièrement la perte des recettes tarifaires, même si elle a été poussée au maximum. Sans nouvelles sources de financement, ou réorientations budgétaires, la qualité du service continuera de se dégrader.
Pour Alenka Doulain, cette gratuité généralisée était une erreur. “On aurait pu cibler les étudiants, les demandeurs d’emploi ou les familles modestes, et investir dans un meilleur réseau pour tout le monde”, explique-t-elle. Selon elle, cette mesure a surtout servi à faire de la communication politique, sans répondre aux vrais besoins des habitants.
Plutôt qu’un critère géographique ou en fonction du statut, une alternative aurait été de commencer par établir la gratuité en fonction des revenus, par exemple en l’offrant aux personnes gagnant jusqu’au SMIC. Cette méthode ciblerait les populations les plus vulnérables, indépendamment de leur lieu de résidence, et permettrait de conserver les recettes liées aux contributions des employeurs (à hauteur de 50% de l’abonnement) et des plus aisés. C’est une manière pertinente de procéder lorsqu’il faut entamer une transition vers la gratuité en disposant de recettes pour investir fortement dans le réseau.
Pourtant, il serait probablement possible de rattraper le coup. Avec une réelle gratuité, il n’y aurait plus de frais de billetterie, plus de frais liés au contrôle ou à la validation administrative des cartes gratuité. La métropole pourrait aussi développer d’autres recettes pour maintenir les investissements dans le réseau et augmenter la fréquence des lignes. Il paraît logique de faire contribuer les touristes, d’une manière ou d’une autre (taxe de séjour, pass transports + musées). Lorsque de nouvelles lignes de transport sont créées, notamment des tramways, la métropole pourrait faire en sorte de bénéficier de la plus-value sur le foncier qui prend de la valeur, plutôt que de laisser cette manne aux promoteurs.
Les grandes collectivités ont aussi des moyens de pression au niveau parlementaire : pourquoi ne pas imaginer une compensation du manque à gagner lié aux contributions des employeurs sur les abonnements ? Le tri peut être fait parmi les projets routiers, pour prioriser les transports collectifs. La pression peut aussi être mise sur le projet de RER métropolitain, qui devrait inclure les anciennes étoiles ferroviaires (plutôt que de les transformer en voies vertes).
La ZFE aggrave la situation
La gratuité des transports était aussi censée répondre à l’urgence climatique. Pourtant, la politique écologique de Montpellier reste profondément incohérente. Alors que les embouteillages s’allongent, les réglementations liées à la Zone à Faibles Émissions (ZFE) s’ajoutent progressivement. Mise en place depuis le 1ᵉʳ juillet 2022, la ZFE couvre initialement 11 communes de Montpellier Méditerranée Métropole, dont Castelnau-le-Lez, Clapiers et Juvignac. À terme, d’ici juillet 2026, elle s’étendra à l’ensemble des 31 communes de la métropole.
La ZFE impose des restrictions progressives sur les véhicules selon leur vignette Crit’Air. Les voitures Crit’Air 5 sont déjà interdites depuis janvier 2023. Désormais, c’est le cas des Crit’Air 5, 4 et 3, soit les véhicules essence antérieurs à 2006 et les diesels d’avant 2011. Ces mesures visent à réduire la pollution atmosphérique en limitant la circulation des véhicules les plus polluants. Pourtant, sur le terrain, cette politique est loin d’être neutre.
Les ménages modestes sont les premiers touchés par ces interdictions, car ils possèdent souvent les véhicules les plus anciens. Or, ces familles n’ont pas toujours les moyens de financer un remplacement, et encore moins de passer à la voiture électrique, dont le coût reste prohibitif. Dans ce contexte, la ZFE apparaît davantage comme une injonction qu’une solution, surtout pour ceux qui n’ont d’autre choix que d’utiliser leur véhicule pour travailler ou accéder aux services essentiels. Et même si des aides et de nombreuses exemptions existent pour accompagner la transition, elles s’avèrent complexes à obtenir. La bureaucratie liée à ces dispositifs décourage de nombreux habitants, tandis que d’autres estiment que les montants proposés ne suffisent pas à couvrir l’investissement nécessaire.
La pertinence environnementale de la ZFE pose aussi question. La pollution qui affecte Montpellier provient en grande partie de l’autoroute A9, où les flux de véhicules échappent totalement à la réglementation locale. Alors que les habitants de la métropole se voient imposer des restrictions, cette source majeure d’émissions reste intouchée. Par ailleurs, la promotion des voitures électriques comme alternative écologique masque les enjeux liés à leur production et à l’accès inégalitaire qu’elles impliquent.
Ce décalage entre les ambitions affichées et les réalités du terrain illustre une incohérence dans les politiques publiques de mobilité. Si la ZFE se veut un outil de transition écologique, elle ne semble pas s’attaquer aux causes structurelles de la pollution. Pire, en renforçant la dépendance à l’automobile, elle perpétue un modèle individuel et coûteux qui va à l’encontre des objectifs collectifs de durabilité.
Pour une autre vision de la mobilité
La gratuité des transports publics pourrait être une formidable avancée, si elle s’inscrivait dans une vision globale et équitable de la mobilité. Par exemple, en relançant les anciennes voies ferrées au-delà des frontières de la métropole, en multipliant la fréquence des bus y compris dans les hauts cantons, pour permettre un report modal, et pourquoi pas avec des flottes de voitures électriques partagées, gérées par exemple, par une régie départementale (puisque produire une ou deux voitures électriques par foyer est écologiquement insoutenable).
Mais à Montpellier, la gratuité partielle est pour l’instant l’arbre qui cache la forêt, dans la mesure où la plupart des choix politiques favorisent l’attractivité de la ville au détriment des plus précaires. Pour que cette mesure soit une véritable réussite, il faudra aller au-delà des effets d’annonce. Cela implique d’investir dans le réseau et surtout d’augmenter les fréquences. Faire bénéficier plus facilement de la gratuité est aussi pertinent, dans la mesure où, on le sait, l’accès au droit est plus compliqué quand on a des revenus faibles.
Il faudra aussi freiner l’étalement urbain, qui complique la mise en place de transports efficaces. On le sait, sur le littoral méditerranéen, ce sont des centaines de lotissements pavillonnaires qui sont venus grignoter les terres agricoles et naturelles. Alors que le principe de Zéro Artificialisation Nette est en train d’être remis en cause, on a besoin de refaire des villes où la vie urbaine n’est pas réservée aux cadres, et qui sont reliées entre elles sans concentrer certaines activités dans les plus attractives.
À court terme, une véritable gratuité devrait être mise en place pour les transports publics métropolitains, autrement dit, une gratuité sans barrière à l’entrée, qui évite le non-recours des plus précaires, qui évite les contrôles et leur violence symbolique ou physique, et qui permet aux populations de l’aire urbaine de Montpellier qui en ont le plus besoin d’en bénéficier !