Martine Aubry vient de prendre sa retraite de maire de Lille, l’un des bastions du PS municipal. Elle-même héritière de Pierre Mauroy il y a 24 ans, son successeur va-t-il conserver cette place forte après 2026 ? Pas si simple, car cette échéance concentrera les ambitions de nombreux partis. Certains verront ces élections municipales comme un moyen de se faire une place, d’autres comme un moyen de conquérir le pouvoir en faisant élire des élus locaux qui renforceront un camp (comme le prévoit le plan Péricles organisé par le milliardaire d’extrême droite Pierre-Edouard Stérin). Ou bien comme une des voies possibles pour imposer un programme de rupture, de reprendre le pouvoir sur nos lieux de vie et de mener des batailles anticapitalistes.
C’était l’ambition du socialisme municipal dès ses origines. Revenons à sa naissance, et d’abord sur les premières élections municipales en France, telles qu’on les connaît. En effet, la fin du XIXe siècle marque un tournant : la promulgation de la loi du 5 avril 1884 donnent aux conseils municipaux, issus du suffrage universel, le droit d’élire leurs maires. Cette nouvelle loi sera un levier pour de nombreuses figures issues de la Commune de Paris (1871) et d’autres communes insurrectionnelles comme Lyon, Marseille… pour diffuser et imposer les idées socialistes. À partir des années 1880-1890, les socialistes arrivent à conquérir de nombreuses communes, y compris des grandes villes comme Marseille, Roubaix ou encore Lille.
Genèse du socialisme municipal et héritage de la Commune
Impossible de parler du socialisme municipal sans revenir sur une de ses inspirations : la Commune de Paris. Pendant trois mois, sous le mot d’ordre d’une République Sociale, elle a mis en œuvre des mesures visant à un démantèlement progressif de certaines structures étatiques et capitalistes. Toutes les figures du socialisme de la fin du XIXe siècle suivent de très près ces évènements, et pour certains, y participent.
Paul Brousse est l’un des initiateurs du socialisme municipal. D’abord militant républicain contre Napoléon III dans sa jeunesse, il rejoint l’Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale) juste après la Commune de Paris. Exilé à Barcelone, il se rapproche du courant anarchiste. À la fin des années 1870, jugeant que les tentatives d’insurrection donnent peu de résultats, il travaille à la réunification des différents courants socialistes, notamment marxistes et anarchistes. Il fonde la Fédération des travailleurs socialistes de France, au sein duquel il défendra un “réformisme révolutionnaire”, fondant le courant du possibilisme. Ce mouvement prônait les conquêtes successives au niveau municipal pour faire avancer l’agenda ouvrier, rompant avec l’idée de révolution brutale. Brousse affirmait que « la question municipale est plus de la moitié de la question sociale », proposant de transformer en services publics les monopoles des grandes compagnies comme l’eau, l’éclairage et les transports.
Une autre figure doit évidemment être mentionnée : Jules Guesde. Bien qu’absent de Paris durant la Commune, cet événement le convertit au socialisme. Très proche de Marx, il importe le marxisme en France et parvient à diffuser largement ses idées révolutionnaires. Sa stratégie est claire : utiliser les élections comme un outil pour élargir leur audience en parlant de socialisme révolutionnaire. Les marxistes acceptent de participer aux élections pour diffuser leurs idées, même s’ils considèrent que le changement doit passer par une période révolutionnaire. Guesde adopte cette stratégie : pour lui, tant que les socialistes ne sont pas majoritaires, il est possible d’utiliser les élections pour gagner en popularité. Ainsi, grâce à ses talents d’orateur, il prend rapidement une place prépondérante dans le mouvement socialiste français. Possibilistes et guesdistes sont d’accord sur la participation aux élections et travaillent ensemble au sein de la Fédération des travailleurs socialistes de France pour les municipales de 1881. Après cette première tentative, Jules Guesde fonde le Parti ouvrier français, fondé en 1882, actant ainsi la rupture avec Paul Brousse. Leurs désaccords portent notamment sur l’imminence d’une révolution socialiste, ce qui conduit les partisans de Guesde à rejeter tout aménagement du capitalisme. Tandis que les possibilistes défendent la nécessité de réformes immédiates pour améliorer les conditions de vie du prolétariat. Ces deux courants finiront par se rejoindre à nouveau au sein de la SFIO, lors de sa création en 1905.
La conquête des communes avec un programme commun
La bataille entre possibilistes et guesdistes a ensuite duré plusieurs années. Mais en 1881, un même objectif les rassemblait : la conquête des communes par les socialistes. Alors, un programme est élaboré. C’est une forme de compromis entre ces deux courants, avec d’abord des mesures immédiatement réalisables (inspirées des possibilistes). Par exemple, ils envisagent de transformer les monopoles de grandes compagnies, comme les services d’omnibus ou de tramway, ainsi que la gestion de l’eau et du gaz, en créant des entreprises municipales pour fournir des emplois aux chômeurs, en ouvrant par exemple des boulangeries ou des bazars municipaux1. Cependant, une partie du programme répond plutôt à la stratégie de Jules Guesde, qui consiste à mettre en avant des propositions qui, de toute façon, ne pourront pas être mises en place immédiatement, mais qui auront le mérite d’avoir été tentées. Par exemple, le programme propose que les femmes puissent accéder à des postes électifs et devenir maires, mais cela dépend de la loi, qu’il faudrait donc changer2.
Le programme de 1881 est donc l’un des premiers textes qui revendique le pouvoir à l’échelle communale. En effet, 10 ans après la Commune de Paris la répression et le contrôle de l’État central sont devenus extrêmement forts, de nombreux militants ont été arrêtés ou sont partis en exil, et le mouvement socialiste cherche à se réorganiser. Ce texte servira de base pour structurer le mouvement socialiste et sa conquête du pouvoir.
En 1884, une nouvelle loi donne aux conseils municipaux, issus du suffrage universel, le droit d’élire leurs maires. Après Commentry, dans l’Allier, dès 1882, la mairie de Saint-Ouen est conquise par les socialistes en 1888. À Paris, Paul Brousse est élu conseiller municipal. Il faudra attendre les élections municipales de 1892 pour voir de nombreuses communes devenir socialistes.
C’est notamment grâce à Guesde. Un an avant ces élections (en 1891), il décide d’impulser un second programme municipal. Ce programme, conçu comme une plateforme nationale à adapter dans chaque commune, était plus simple et plus direct que le précédent. Il comportait 14 types de propositions facilement applicables, telles que la création de cantines scolaires, de sanatoriums pour les enfants, de maternités et d’asiles divers, ainsi que des services de consultation gratuite pour les ouvriers. Le programme prévoyait également la mise en place d’offices gratuits de médecine, de pharmacies à bas prix, et d’une bourse du travail pour aider les ouvriers à s’organiser collectivement dans leur recherche d’emploi. Il proposait l’ouverture d’établissements de bains et de lavoirs publics gratuits.
Sur la base de ce programme, un certain nombre de candidats se présentèrent aux élections et remportèrent des sièges (Marseille, Roubaix, Lille…). Une fois les maires élus, un travail d’harmonisation s’imposa. Les élus formèrent un collectif et initièrent une dynamique de politisation. La création de la première fédération nationale avait comme objectif de structurer les différentes forces socialistes et de se présenter comme une véritable force politique capable de faire face à l’Etat central et le faire reculer. Cependant, la loi municipale de 1884 interdisait la communication entre conseillers municipaux de différentes communes. Les républicains étaient terrorisés de voir réapparaître une force de gauche trop importante et revivre la Commune de 1871.
Par ailleurs, comme le souligne Rémi Lefebvre3 les socialistes à la fin du XIXe siècle étaient traversés par de multiples courants sans structures claires: “Dépourvus à la fois de capital partisan collectif (l’organisation du parti étant faible ) et, le plus souvent, de ressources personnelles, les dirigeants socialistes sont condamnés à tirer le meilleur parti des mairies, au point de devenir d’ailleurs, pour jouer sur les mots, le parti des mairies.” Car oui, participer aux élections municipales a permis de gagner en audience, de structurer le parti et d’impulser des réformes qui concrétisent le projet socialiste. “ En pénétrant l’arène municipale, il s’agit pour les socialistes de prendre possession de l’institution sans se faire posséder par elle, de la transformer, sans qu’en retour, elle ne les transforme, de l’intégrer sans se faire désintégrer”.
La résistance de l’Etat central face aux communes socialistes
L’arrivée au pouvoir des socialistes dans certaines mairies ne s’est pas faite sans résistance. Après les élections de 1888 et dans les années qui suivent, le socialisme municipal doit faire face à l’hostilité irréductible des pouvoirs publics nationaux, d’autant plus qu’en 1890 la gauche perd le pouvoir au niveau national. La mise en œuvre du programme porté par Jules Guesde et les municipalités socialistes a été plusieurs fois censurée par des vétos préfectoraux. De fait, plusieurs exemples illustrent la résistance de l’Etat face aux poussées socialistes : à Saint-Ouen, la nouvelle municipalité socialiste décide d’ouvrir une boulangerie municipale. Cependant elle se heurte au veto préfectoral parce qu’elle est supposée fausser la concurrence. En 1892, la municipalité de Roubaix propose la création d’une pharmacie municipale, la réponse de l’Etat reste inchangée.
Cependant, les socialistes ont vite compris comment faire tomber ces interdictions. Ainsi, des stratégies, pour contourner la loi stricte de 1884, vont être mises en place. L’un des garants de l’application de la loi à l’échelle locale, c’est le préfet. Mais les actes du préfet peuvent être contestables devant le Conseil d’Etat, ce qui a conduit au fil des années à un assouplissement progressif de la jurisprudence. Par exemple, dans la fameuse affaire Casanova (CE, 29 mars 1901), l’ouverture d’un cabinet médical municipal a été contestée pour concurrence déloyale, mais le Conseil d’Etat a introduit des nuances. Petit à petit, par l’action du socialisme municipal des brèches apparaissent : la justice administrative laisse entrevoir un possible interventionnisme municipal.
Les communes deviennent alors de véritables leviers de transformation et jouent un rôle politique important. Un des objectifs principaux du socialisme municipal est “la dilatation des champs d’action relevant du municipal et jouent un rôle central dans l’aggiornamento des modes d’action publique locale à la fin du 19e siècle.”4
La commune de Roubaix : “la plus révolutionnaire de France”
Roubaix, fief du guesdisme, est une ville ouvrière qui a connu un essor économique important grâce à son industrie textile. À la fin du 19ème siècle, elle devient la première grande ville conquise par les socialistes.
En 1892, les guesdistes remportent les élections municipales, et Henri Carrette est élu maire. Jules Guesde devient député de la circonscription roubaisienne l’année suivante. Rémi Lefebvre souligne que “la municipalité « la plus révolutionnaire de France », nouvellement élue, est composée en quasi-totalité d’ouvriers. Jamais une ville de l’importance de Roubaix (120 000 habitants) n’avait été confiée à des ouvriers.
Roubaix est souvent décrite comme la « Mecque du socialisme », la « cité radieuse », ou encore la « ville sainte » du socialisme. Elle incarne le modèle de la municipalité socialiste et est un bastion de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière), devenant l’une de ses villes symboles du mouvement. Sous l’administration socialiste, Roubaix se distingue par la construction d’écoles, la mise en place de consultations pour les nourrissons, l’ouverture de sanatoriums, d’écoles en plein air, de colonies de vacances, et le développement du sport ouvrier. La ville met également en avant « l’hygiénisme » avec la création de piscines à eau chaude, entre autres initiatives.
En 1902, le patronat local reprend la mairie, mais la SFIO se réorganise pour regagner la mairie. Cette période après la perte du pouvoir est probablement la plus riche du point de vue de la structuration militante et sociale : “la société ouvrière se structure en un dispositif local articulant section [politique], syndicat et coopérative et assurant une prise en charge très forte de la population ouvrière ”5. C’est par l’alliance de ces trois modes d’action qu’en 1912, que la municipalité de Roubaix redeviendra socialiste, conservant le pouvoir jusqu’aux années 1980.
La reconquête de la mairie renforce encore l’implantation socialiste. La SFIO “constitue, en fait, un agrégat de 21 groupes, qui ont tous, sauf un, leur siège dans un estaminet”6. Chaque quartier ouvrier a son groupe et sa taverne, ce qui permet de quadriller le territoire. C’est une véritable contre-société qui s’organise : “contre-société parce que la société socialiste ne se confond pas avec le territoire local, mais en dispute le contrôle au patronat.”7. Cela fait de Roubaix un bastion, ancré sur des bases solides qui renforcent la puissance du mouvement ouvrier. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la mairie aide les grèves et les mobilisations des habitants, aux côtés des autres institutions communales extra-étatiques : “la mythique coopérative la Paix constitue, plus que l’hôtel de ville, l’épicentre de cette constellation socialiste”8.
Dans le sillage de Roubaix, la mairie voisine de Lille est gagnée par les socialistes dès 1896 et restera sous le contrôle de la SFIO pendant l’essentiel du XXe siècle.
La débâcle idéologique du socialisme municipal
La fin du XXe siècle marque une rupture. Si les années 1970 ont vu renaître, sous l’impulsion de la « deuxième gauche », une ambition politique portée par les municipalités socialistes (« changer la vie revient à changer la ville » ou la promotion de l’autogestion communale) cet élan sera rapidement freiné. Les réalités institutionnelles et les logiques électorales ont progressivement vidé de sa substance le projet du socialisme municipal.
Dès la fin des années 1970, un tournant s’amorce : les mairies ne sont plus perçues comme des laboratoires d’expérimentation sociale mais comme des bastions électoraux à conserver à tout prix. Le local devient le terrain d’une gestion pragmatique, où l’élu socialiste devient simplement un notable. Le parti tente pourtant de réagir, en réaffirmant que « les élus doivent servir le parti et non leurs intérêts », en valorisant la légitimité militante, en encadrant et en formant les élus. Mais cette volonté de contrôle se heurte à une dynamique contraire : celle d’une professionnalisation des élus et de leur enracinement territorial.
L’autogestion locale s’efface derrière une logique gestionnaire. Elle ne devient plus qu’un « mot de passe » des années 1970, vidé de sa radicalité, incapable de s’opposer à une bourgeoise locale. Le notable s’impose donc comme figure repoussoir : il incarne le glissement du militant au gestionnaire.
À partir des années 1980, la dépolitisation s’installe durablement, accentuée par la décentralisation qui, loin de renforcer le pouvoir d’agir local, reformule les enjeux municipaux en termes principalement techniques. Les maires socialistes deviennent les figures du maire-entrepreneur, porteur d’une vision pour “la réussite de leur territoire” et non plus pour sa transformation. La conquête des mairies ne sert plus un projet politique antagoniste, elle devient une fin en soi (les élections municipales de 2001, dépourvues de véritable programme, consacrent cette évolution), tout en permettant d’installer un rapport de force national. Mais au niveau local, comme national, le principal héritier de la SFIO, le Parti socialiste, se convertit massivement au libéralisme économique ou au social-libéralisme.
Dans ce cadre, les municipalités socialistes, loin de transformer les rapports sociaux, deviennent, au mieux des “pansements sociaux”, au pire comme agents d’un paternalisme municipalisé, dépolitisé et technicisé.
Bibliographie:
Patrizia Dogliani, 2021. Le socialisme municipal en France et en Europe de la Commune à la Grande guerre. Le carnet du Mouvement social. Arbre Blue éditions.
Rémi Lefebvre, 2004. « Le Socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle : Roubaix (1892-1983) ». Revue française de science politique. 54(2), 237-260.
Rémi Lefebvre, 2005. « Les socialistes, la question communale et l’institution municipale: Le cas de Roubaix à la fin du xixe siècle ». Cahiers Jaurès, 177178(3), 67-90.
Rémi Lefebvre, 2006. « Qu’est le socialisme municipal devenu ? Politisation, dépolitisation, neutralisation de la question municipale au Parti socialiste (des années 1970 à nos jours) », Lionel Arnaud, Christian Le Bart et Romain Pasquier (dir.), Idéologies et action publique territoriale, « Res Publica », PUR, 2006, pp. 51-79.
Michel Offerlé, 1980. « Des communards aux conseillers municipaux : le socialisme à l’Hôtel de Ville dans lès débuts de la IIIème République », Romantisme, n°30. pp. 102-105.
Madeleine Rebérioux, 1983. Chapitre IV – Le socialisme français de 1871 à 1914. Dans Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme (2) (p. 133 -244). Presses Universitaires de France.
- Ce qui était une revendication très forte du mouvement socialiste français, avec la création des Ateliers Nationaux lors de la révolution de 1848. ↩︎
- Paul Brousse et Jules Guesde seront tous deux députés. ↩︎
- Rémi Lefebvre, 2004. « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle : Roubaix (1892-1983) ». Revue française de science politique. 54(2), 237-260. ↩︎
- Lefebvre, 2004. ↩︎
- Lefebvre, 2004. ↩︎
- Lefebvre, 2004. ↩︎
- Lefebvre, 2004 ↩︎
- Lefebvre, 2004 ↩︎