Vers un espace public d’extrême-droite ?

Vers un espace public d’extrême-droite ?

Alors que la vague du trumpisme commence à secouer l’Europe, assistons-nous à une simple radicalisation des discours politiques, ou à une mutation profonde de l’espace public lui-même ? Entre les tweets incendiaires d’un Elon Musk, les meetings de Giorgia Meloni comparant l’immigration à un « remplacement civilisationnel », et les campagnes de désinformation visant à délégitimer les sciences climatiques, le constat s’impose : l’arène où se forge l’opinion publique n’est plus seulement infiltrée par l’extrême droite — elle en épouse désormais les codes, les affects et les logiques. Derrière cette transformation se joue une bataille bien plus large que celle des urnes : celle du langage, des émotions collectives et de la possibilité même de nommer le réel. En s’appuyant sur les travaux de Habermas tout en les confrontant aux analyses de Chantal Mouffe ou Nancy Fraser, cet article interroge la naissance d’un espace public où la raison critique cède le pas aux passions tristes, où le clivage gauche-droite se dissout dans une guerre des identités, et où le capitalisme néolibéral trouve, paradoxalement, un allié inattendu dans la déroute de la démocratie délibérative.

La notion d’espace public

Rappelons ce que recouvre la notion d’espace public, principalement depuis sa théorisation par le philosophe allemand Jürgen Habermas dans son ouvrage « L’Espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise » (1962). Il s’agit d’un domaine de la vie sociale où les individus peuvent discuter, débattre et échanger des idées sur des questions d’intérêt commun, en vue de former une opinion publique et d’influencer les décisions politiques. Ce concept est étroitement lié à la démocratie, car il suppose la participation des citoyens à la vie politique, via l’existence d’une sphère intermédiaire entre l’État et la société civile, où les citoyens peuvent s’engager dans un débat rationnel et critique.

Habermas situe l’émergence de l’espace public moderne au XVIIIe siècle, en Europe, avec le développement des salons, des cafés, des clubs et de la presse. Ces lieux et médias ont permis à la bourgeoisie émergente de discuter librement des affaires publiques, en dehors du contrôle direct de l’État ou de l’Église. Cet espace public bourgeois a joué un rôle clé dans la formation de l’opinion publique et dans la critique des régimes absolutistes.

En théorie, l’espace public est désormais ouvert à tous les citoyens, quels que soient leur statut social, leur richesse ou leur pouvoir. Chacun peut y participer et y exprimer son point de vue, même si cet accès est en pratique inégalitaire. L’espace public s’appuie sur des institutions comme les médias, les partis politiques, les associations et les réseaux sociaux, qui facilitent la circulation des idées et des informations. Pour fonctionner correctement, l’espace public doit être indépendant des pouvoirs économiques et politiques. Il doit permettre une critique libre des institutions et des décisions publiques.

L’espace public est le lieu où les individus peuvent échanger des arguments de manière rationnelle, en s’appuyant sur des faits et des raisonnements logiques. Ce débat vise à atteindre un consensus ou à clarifier les divergences. L’espace public est le lieu où se forme l’opinion publique, c’est-à-dire l’ensemble des idées, des valeurs et des préférences partagées par une majorité de citoyens. Cette opinion publique influence ensuite les décisions politiques.

Depuis les travaux de Habermas, l’espace public a subi de profondes transformations, notamment sous l’effet de la mondialisation, des nouvelles technologies et des changements dans les pratiques médiatiques. L’espace public dépasse désormais les frontières nationales, avec l’émergence de débats transnationaux sur des questions comme le changement climatique, les droits de l’homme ou les migrations. 

Par ailleurs, l’espace public contemporain est de plus en plus fragmenté, avec la multiplication des canaux de communication (réseaux sociaux, blogs, etc.) et la montée des bulles informationnelles, où les individus ne sont exposés qu’à des opinions similaires aux leurs. D’autre part, dans de nombreux cas, les logiques de profit prennent le pas sur le débat démocratique.

Bien que Jürgen Habermas appartienne originellement à l’école de Francfort, fortement influencée par le marxisme, il théorise l’espace public au sein d’une société libérale, dans une optique social-démocrate. Ce que propose Habermas, c’est de pousser jusqu’au bout les principes des Lumières, en réaffirmant un double attachement aux droits de l’homme et à la souveraineté populaire, et en les réalisant progressivement. Pour cela, il faut mener des politiques de redistribution, s’appuyer sur le fonctionnement démocratique pour le renforcer, par exemple en faisant en sorte que les médias ne soient pas qu’aux mains des oligarques. En pratique, ce sont les plus aisés qui peuvent le plus intervenir dans l’espace public, mais on peut faire en sorte d’ouvrir l’espace public le plus possible, à des “minorités” qui l’intègrent successivement.

Parmi les critiques de ce modèle qui préexistait à la situation actuelle, Nancy Fraser suggère qu’il y a toujours eu une pluralité d’espaces publics, notamment ceux des contre-publics subalternes qui, faute de pouvoir réellement s’exprimer dans l’espace dominant, créent leurs propres sphères de discussion et de revendication. Par exemple, il y a eu aussi un espace public socialiste, marqué par la constitution d’associations internationales, de journaux, de milliers de réunions ouvrières, de syndicats,… 

L’autre critique qui peut être adressée à Habermas est la mise en doute de l’efficacité d’une politique du consensus qui effacerait progressivement les inégalités, dans la mesure où les détenteurs des moyens de production ont tout intérêt à bloquer cette transformation. C’est l’approche, par exemple, de Chantal Mouffe, qui montre comment la théorie habermassienne du consensus permet aux libéraux d’imposer une “illusion du consensus”. Mouffe propose plutôt une vision du politique qui accepte les antagonismes – notamment de classe – comme constitutifs de la société, tout en cherchant à les canaliser dans un espace démocratique non-violent. En cela, il constitue une tentative de briser le consensus néolibéral, souvent présenté comme un « réel » incontestable. Ce consensus prétend s’appuyer sur une rationalité économique infaillible, alors qu’il est en réalité profondément idéologique. Face à l’hégémonie néolibérale qui enferme l’espace public dans une cage de fer, où chaque demande sociale est évaluée à l’aune de sa rationalité du point de vue capitaliste, elle défend un pluralisme agonistique. Autrement dit, l’espace public est constitué d’adversaires qui nouent des alliances pour être majoritaires, tout en tentant d’imposer leur hégémonie. S’ils préfèrent agir dans ce “jeu” démocratique, ils leur restent toujours la possibilité de se traiter en ennemis, si le camp adverse n’accepte plus les règles du jeu. Ce cadre théorique refuse de nier les conflits, mais vise à éviter qu’ils dégénèrent en guerres totales : autrement dit, il fait le pari que le camp socialiste peut bénéficier de la paix, ce qui suppose d’imposer une vision “agonistique” (où les camps opposés sont des adversaires plutôt que des ennemis).

Mais quelle que soit l’approche que l’on choisit, on doit constater que certaines évolutions compliquent la donne. Par exemple, le débat rationnel et critique est souvent remplacé par des polémiques, des fake news et des discours émotionnels, ce qui affaiblit la qualité de l’espace public.

Il y a un espace public de nature différente en fonction des sociétés et des époques : l’espace public bourgeois et libéral que décrit Habermas, si tant est qu’il ait déjà pleinement existé, laisse progressivement place à un espace public d’une autre nature, mais laquelle ?

Aujourd’hui, il y a un espace public d’extrême-droite qui émerge. Il repose en partie sur le free speech, c’est-à-dire la libération des carcans posés par les libéraux et les socialistes, à commencer par l’exigence de rationalité, au nom du refus de la bien-pensance. Il est plus délicat de parler d’un espace public fasciste : puisque le fascisme tend à supprimer la possibilité de l’activité politique. Ce n’est pas le cas de tous les courants réactionnaires.

L’émergence d’un espace public d’extrême-droite

On constate que les pensées d’extrême-droite colorent l’espace public global. Mais allons plus loin : l’espace public global prend de plus en plus non seulement la coloration, mais aussi les caractéristiques de l’espace public d’extrême-droite. Principalement parce que l’espace public se restructure en fonction d’antagonismes horizontaux (par opposition à l’antagonisme de classe, vertical) et identitaires, essentialisants (par opposition aux antagonismes d’opinion). Ensuite, et c’est lié, parce qu’il est centré sur le régime du scandale et du choc, faisant peu de place à l’argumentation, à la circulation du savoir. Le régime de vérité dominant est complotiste : il s’agit de dévoiler les arrangements cachés. Le journalisme d’investigation en donne finalement le modèle, l’enchaînement des scandales qui suscitent l’indignation. Le problème devient celui des pratiques individuelles des membres de l’élite, corrompue, et il est difficile de discuter de modèles de société, des structures qui organisent la vie sociale.

En focalisant le débat sur ces arrangements et ces complots présumés, l’espace public se détourne des questions de redistribution, des inégalités économiques et des rapports de production. L’indignation collective, qui aurait pu se mobiliser pour contester les fondements même du système capitaliste, est ainsi détournée vers des griefs plus superficiels. L’extrême droite parvient à créer un faux consensus (“tous pourris”, “tout est faux”) qui masque l’absence d’une véritable proposition politique de transformation des rapports sociaux. Ce consensus, construit sur la peur et la suspicion, rend difficile l’émergence d’un débat structuré sur les modèles de société et les réformes économiques. Les enjeux de la lutte des classes se retrouvent ainsi relégués au second plan, tandis que la colère se canalise en une énergie fragmentée et stérile.

Une polarisation affective

Le constat est relativement partagé : en vingt ans, la normalité politique n’est plus la même.

De nombreuses études portent sur la transformation de l’espace public des Etats-Unis dans le sens d’une polarisation affective. Vu depuis la France, le débat public là-bas semble se résumer à une série de déclarations fracassantes et excessives, ou de rumeurs montées en épingle, comme celle qui contestait la nationalité d’Obama. Ce qu’on a aujourd’hui à propos de l’histoire du passé de Brigitte Macron. 

Parmi les facteurs de cette polarisation, plusieurs auteurs pointent le fait que le positionnement politique est devenue une composante essentielle de l’identité sociale (Mason, 2018), ce qui se joue à double sens puisque les identités sociales telles que la race, la religion, ou le genre affectent fortement ces positionnements (Klein, 2020). Autour de ces identités se construisent des préjugés envers les soutiens du parti opposé, y compris une réticence à interagir socialement avec eux (Lelkes et Iyengar, 2019). Outre les spécificités du système électoral états-unien et leur évolution, ces auteurs notent l’impact de la fragmentation du paysage médiatique et des médias sociaux, favorisant les bulles et le renforcement des croyances. On peut même pointer le risque d’une hyper-personnalisation de l’information (Sunstein, 2017).

Ces évolutions aggravent les défauts préexistants de l’espace public libéral. Le modèle théorique imaginé par Habermas (d’un espace public qui permet la discussion rationnelle entre des citoyens égaux à propos des affaires communes) serait effectivement séduisant en comparaison de cette cacophonie. S’il a historiquement toujours été excluant depuis son apparition au XVIIe siècle, la prise de conscience des intérêts de classe devient encore plus inaccessible dans ce contexte. 

Elle souligne également, de même que de nombreux auteurs, l’importance des émotions et des affects. On notera ici que l’expression d’émotions et d’affects dans l’espace public ne signifie pas le triomphe de l’irrationalisme. Il y a toujours des affects en politique. On peut néanmoins remarquer que les algorithmes des médias sociaux favorisent les contenus émotionnels. Un biais auquel s’adaptent les gouvernants en investissant massivement ces canaux. Mais celui-ci semble surtout favoriser une nouvelle droite radicale qui n’a plus besoin de se positionner sur des compromis de classe.

La déconstruction du langage

La transformation de l’espace public se manifeste avant tout par une polarisation affective qui ne se contente pas de refléter des oppositions d’opinion, mais qui scinde véritablement le débat en une série d’affrontements émotionnels. À cet égard, la stratégie syntaxique employée par des figures comme Trump, Musk et d’autres n’est pas anodine. En déconstruisant le discours rationnel, y compris sa forme syntaxique, ces acteurs transforment la communication en un assemblage de slogans simplistes et de déclarations hâtives, rendant l’émergence d’idées construites non seulement difficile, mais souvent ridicule.

En pratique, le recours à des phrases courtes, à une syntaxe simplifiée et à une répétition d’expressions choc crée un discours dépourvu de la complexité nécessaire pour aborder des questions de fond. Par exemple, les interventions de Trump se caractérisent par l’emploi de phrases percutantes et répétitives, dont la construction syntaxique – volontairement simplifiée – vise à mobiliser l’émotion immédiate du public plutôt qu’à susciter une réflexion approfondie. De même, Musk, en usant d’un langage souvent concis et provocateur sur les réseaux sociaux, contribue à dégrader le niveau du débat public. Dans ce climat, la construction d’arguments nuancés devient quasiment impossible, tant le langage se fait l’instrument d’une performance spectaculaire et immédiate.

Au-delà de cette déconstruction syntaxique, plusieurs autres mécanismes participent à la transformation de l’espace public. D’une part, les algorithmes des réseaux sociaux privilégient la diffusion de contenus qui provoquent des réactions émotionnelles intenses. Ce filtrage algorithmique favorise la viralité des messages simplistes et sensationnalistes, amplifiant ainsi la polarisation affective. D’autre part, cette polarisation sert une stratégie de division des classes : en effaçant les antagonismes verticaux – puisque les milliardaires sont les alliés du vrai peuple contre le deep state – l’extrême droite détourne la colère des subalternes en la redirigeant contre d’autres couches populaires. Ce faisant, elle réduit la capacité à construire un discours politique collectif et rationnel, remplaçant la lutte des classes par une série de conflits identitaires et de colères isolées.

Ces dynamiques conduisent à un espace public fragmenté où la communication rationalisée se voit systématiquement submergée par des expressions émotionnelles, souvent virulentes. L’usage délibéré d’un langage déstructuré, qui rend impossible l’articulation d’idées complexes, participe ainsi à la dégradation du débat démocratique. La transformation de l’espace public ne se limite pas à un changement de contenu : elle touche profondément la forme même de la communication, en faisant de la syntaxe un outil de polarisation et de division, au détriment de la construction d’un véritable consensus politique.

Ainsi, il apparaît que l’effacement des structures syntaxiques complexes et la valorisation de discours courts et émotionnels ne sont pas de simples choix stylistiques. Ils s’inscrivent dans une logique globale visant à détourner l’attention des véritables enjeux socio-économiques – notamment la lutte des classes – pour mobiliser une colère diffuse, fragmentée, et ainsi préserver un statu quo qui profite à des élites détentrices des moyens de production. Ce processus, en plus de dégrader le débat public, fragilise la possibilité d’un engagement collectif fondé sur des arguments solides et nuancés.

Les effets du contrôle des médias 

Le contrôle des médias par des milliardaires d’extrême droite ne se limite pas à une influence directe sur les contenus diffusés : il reconfigure en profondeur les règles du jeu médiatique, modifiant la manière dont les discours sont organisés, légitimés et contestés. Loin d’être une simple propagande visible et frontale, cette prise de contrôle agit de façon plus insidieuse, en déplaçant progressivement le centre de gravité de l’espace public vers un cadre favorable aux idées réactionnaires.

D’abord, cette influence transforme la structuration même du débat public. Les lignes de fracture politique ne se dessinent plus en fonction d’oppositions idéologiques claires, mais selon des pôles de conflictualité conçus pour servir l’agenda de l’extrême droite : souverainisme contre mondialisme, « peuple authentique » contre élites corrompues, identité nationale contre multiculturalisme. Ces clivages imposés redéfinissent les termes du débat, forçant les acteurs politiques à se positionner sur des terrains qui ne sont plus neutres mais biaisés en faveur des idées réactionnaires. Même les discours progressistes se retrouvent piégés dans ce cadrage, contraints de débattre en des termes dictés par leurs adversaires.

Ensuite, le contrôle des médias reconfigure les modalités de la participation publique. L’espace médiatique ne fonctionne plus comme un lieu de discussion ouverte où les arguments s’affrontent selon des règles rationnelles, mais comme un théâtre où la visibilité se conquiert par la polémique, la provocation et l’émotion. Loin d’être une simple stratégie éditoriale, cette transformation favorise structurellement les discours de l’extrême droite, dont la dynamique repose précisément sur la subversion des normes démocratiques du débat. Dans ce contexte, les acteurs politiques modérés et les intellectuels critiques, habitués à un cadre où l’argumentation prime sur le choc, se retrouvent marginalisés ou contraints d’adopter les codes du spectacle médiatique, au risque d’en être les otages.

Enfin, le contrôle des médias par des milliardaires d’extrême droite modifie en profondeur les processus de légitimation des idées et des figures politiques. À travers un réseau de médias interconnectés, il devient possible de créer une chambre d’écho où certaines idées, même marginales au départ, acquièrent progressivement une légitimité simplement par leur omniprésence. Ce phénomène entraîne un déplacement du « périmètre du dicible » : ce qui hier relevait du discours extrémiste devient une opinion parmi d’autres, tandis que les idées progressistes sont disqualifiées comme excessives, utopiques ou irréalistes. Cette normalisation ne passe pas nécessairement par une adhésion explicite aux thèses de l’extrême droite, mais par une acclimatation progressive du public à ses grilles d’analyse.

Ainsi, le contrôle des médias par des milliardaires d’extrême droite ne se traduit pas seulement par un contenu plus réactionnaire, mais par une transformation structurelle de l’espace public lui-même. Il façonne un cadre discursif où la conflictualité est redéfinie, où les modalités de participation au débat favorisent la polémique et où la légitimation des idées suit une dynamique d’imprégnation progressive. Ce n’est pas un simple déséquilibre du pluralisme médiatique : c’est une mutation du régime même de la parole publique.

Les nouvelles évidences 

Il y a un moment où ce ne sont plus les évidences libérales qui forment l’alphabet à partir duquel on peut formuler des discours, mais les évidences de l’extrême-droite.

Les évidences libérales étaient déjà ambivalentes, et critiquables. D’abord parce qu’il naturalise le capitalisme. Ensuite parce que l’égalité formelle s’accommode des inégalités économiques, et même de la colonisation. 

Les discours anticapitalistes ou anticolonialistes se sont construits sur l’héritage des Lumières, un héritage revisité pour en montrer les limites, pour pousser jusqu’au bout certaines logiques. 

II y a un moment où les discours contestant le capitalisme, le sexisme et la colonisation sont allés chercher ailleurs, dans la prémodernité, par exemple, les bases sur lesquelles s’appuyer. Car le regard de la modernité est restrictif, car on a confondu la rationalité instrumental et le calcul technique avec la raison, car les colons se sont appuyés sur la croyance dans la supériorité de la science occidentale pour exercer des violences atroces sur les autres continents, car les savoirs indigènes ont été détruits ou exploités par des firmes occidentales, par exemple dans le domaine médical.

Cette recherche a été intellectuellement stimulante. Force est de constater que dans cette période, désormais, il nous manque des points d’appui plus solides.

Les principes de liberté, d’égalité, des droits humains, n’étaient peut-être pas entièrement satisfaisants, et, c’est vrai qu’ils n’ont jamais été vraiment respectés. Mais faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, en allant chercher d’autres signifiants, ou continuer à s’en revendiquer ? Dès les années 2000, l’anthropologue décoloniale palestinienne Abu Lughod appelait par exemple à un “humanisme tactique” face aux reconfigurations de l’extrême-droite qui s’est déplacée sur un racisme culturel plutôt que biologique. Le cas de la Palestine est emblématique de cette question, puisque la revendication du droit international est audible partout dans le monde – et que l’Occident réel est pris au piège de l’Occident théorique. Le respect du droit international permettrait une amélioration des conditions de vie et la paix. 

Sciences et techniques dans l’espace public 

Alors que les critiques écologistes et progressistes dénonçaient, il y a quelques années encore, le scientisme et le techno-solutionnisme, en s’appuyant sur les données scientifiques pour montrer l’impasse de l’hubris technologique, les trumpistes ont pris le contre-pied exact. Ils contestent l’autorité des vérités scientifiques tout en défendant le développement technique. Le fond de cette révolution en cours est l’adhésion au nationalisme chrétien, qui, de Poutine à Trump en passant par Meloni, propose un ordre de vérité alternatif. Aux Etats-Unis, et dans certaines franges complotistes européennes, le créationnisme, ou le platisme deviennent des opinions autorisées. 

Cette remise en cause de la science se manifeste de façon particulièrement virulente lorsqu’il s’agit de défendre le financement des recherches et des institutions scientifiques. La rhétorique de figures telles que Trump ne se contente pas de critiquer la gestion des fonds publics : elle attaque frontalement la légitimité de la recherche scientifique, dénoncée comme le fruit d’une élite déconnectée des préoccupations réelles du peuple. Ce rejet systématique de la méthode scientifique va bien au-delà d’une simple critique des excès du techno-solutionnisme ; il s’agit d’une volonté de replacer l’autorité sur la « vérité » dans un cadre idéologique où le savoir scientifique serait perçu comme une construction subordonnée aux logiques libérales et cosmopolites. En privant la science de son pouvoir explicatif, l’extrême-droite se dote d’une nouvelle évidence qui vient légitimer son discours identitaire et réactionnaire.

Paradoxalement, tandis qu’elle rejette les vérités établies par la recherche, l’extrême-droite se montre tout entière partisane d’une technique débridée, d’un appareil industriel qu’elle présente comme le garant d’une modernité retrouvée. La technocratie, instrument de la puissance nationale, est valorisée en opposition aux sciences dites « abstraites » et théoriques, perçues comme déconnectées des « réalités » du terrain. Ce double mouvement — rejet de la science et exaltation de la technique — crée une dialectique interne où la rationalité est dissociée de l’empirisme scientifique pour être réinvestie dans une logique de performance industrielle et de domination technologique. En effet, l’appareil industriel devient ici le symbole d’une modernité autoritaire, capable de produire des résultats tangibles, même si cette modernité se nourrit d’un vernis technocratique qui masque une profonde remise en cause du débat rationnel. La nouvelle ère de la conquête spatiale va être ouverte par des gens qui rejettent la science et coupent dans les dépenses scientifiques, c’est tout à fait paradoxal et étonnant.

L’un des inspirateurs du vice-président américain Vance, Curtis par exemple, héoricien controversé de la « Dark Enlightenment », incarne cette contradiction. Sous le pseudonyme de Mencius Moldbug, il promeut un « technomonarchisme » où l’État serait dirigé par une élite technocratique unie à des corporations privées, substituant aux « illusions démocratiques » un pouvoir autoritaire rationalisé par les big data et l’intelligence artificielle. Dans A Gentle Introduction to Unqualified Reservations (2007), Yarvin défend une modernité réactionnaire : il rêve d’un empire high-tech régénéré par des valeurs pré-libérales (hiérarchie, ordre naturel), où la Silicon Valley remplacerait Washington comme centre du pouvoir. Pour lui, la science n’est légitime que si elle sert la puissance industrielle et la stabilité politique – une vision qui rappelle les régimes fascistes des années 1930, fascinés par les avions et les autoroutes tout en méprisant la recherche fondamentale « déracinée ».

Cette fascination pour la technique comme instrument de domination, détachée de toute éthique scientifique, trouve un écho troublant dans la pensée de Martin Heidegger. Dans La Question de la technique (1953), le philosophe nazi décrit la modernité comme un « arraisonnement » du monde par la technoscience, réduisant la nature à une « réserve » exploitée. Mais contrairement à Yarvin, Heidegger ne propose pas de s’emparer de cet outil – il appelle à un « retour » mystique à l’être, ce qui n’a pas empêché son adhésion au IIIe Reich de légitimer, hier comme aujourd’hui, une synthèse entre nostalgie identitaire et culte de la performance technicienne.

Ainsi, des futuristes italiens célébrant la « beauté de la vitesse » aux néoréactionnaires comme Yarvin, l’extrême droite cultive une relation schizophrène à la rationalité : elle vénère la technique comme marqueur de puissance (colonisation spatiale, usines « intelligentes »), mais rejette la science dès qu’elle contredit ses mythes (climat, génétique, histoire). Ce paradoxe n’en est pas un : il s’agit de substituer à la méthode critique – qui suppose le doute et le débat – un instrumentalisme autoritaire, où le progrès se mesure à la capacité de contrôler les corps et les récits.

Ces évolutions touchent aussi l’espace public en France, même si nous n’en sommes pas encore au même niveau. On a vu le ministre de l’intérieur contester des données scientifiques pour justifier de dire que les immigrés nous menacent. On a vu des ministres de l’éducation et de la recherche annoncer des chasses aux sorcières de chercheurs qui seraient trop militants. On a vu Hanouna exister. 

Un espace public irrationnel est-il possible ? 

Le principe de « free speech » se révèle un trompe-l’œil, on l’a vu : la censure se déplace. Vous pourrez toujours tweeter, mais les livres gênants sont retirés des bibliothèques, les publications scientifiques restreintes et les chercheurs licenciés. C’est ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis.

Aux États-Unis, le slogan du « free speech » est devenu l’étendard paradoxal d’une extrême droite qui, sous couvert de défendre la « liberté d’expression », criminalise toute critique systémique. En Floride, la loi « Stop WOKE Act » (2022), promue par Ron DeSantis, interdit l’enseignement des théories critiques sur le racisme ou le genre dans les universités publiques, au nom de la lutte contre l’« endoctrinement marxiste ». Des bibliothèques scolaires retirent Maus d’Art Spiegelman (sur la Shoah) ou The Bluest Eye de Toni Morrison (sur le racisme), accusés de « propagande woke ». Des listes de mots à bannir des sites gouvernementaux circulent, et leur usage dans certains contextes déclenchent des enquêtes systématiques – à tel point que la Fondation Nationale pour la Science a elle aussi publié une liste de 120 mots à éviter dans les demandes de subvention et les communications académiques. Pourtant, ceux qui dénoncent ces censures – enseignants, chercheurs en études de genre – sont traités en « ennemis de la liberté », accusés de vouloir « museler le débat ». Cette inversion rhétorique est assumée : des figures comme Jordan Peterson ou Elon Musk se présentent en dissidents face à un « totalitarisme progressiste », alors qu’ils bénéficient de relais médiatiques surpuissants (Fox News, X/Twitter) et du financement de milliardaires réactionnaires.

Liste compilée par le NY Times à partir des documents d’agences gouvernementales

En Italie, le gouvernement Meloni instrumentalise la même logique. En 2023, la mairie de Rome (Frères d’Italie) a interdit une conférence sur les familles homoparentales au motif de « protéger les enfants », tout en autorisant des meetings néofascistes célébrant Mussolini. Le ministre de la Culture Gennaro Sangiuliano justifie ces censures par un « droit à la tradition » face à un « lobby LGBT » présenté comme tout-puissant. Là encore, l’extrême droite se dépeint en victime d’une « cancel culture » menée par des élites déconnectées, tout en déployant un arsenal légal pour réduire au silence ses opposants.

En France, ce renversement s’incarne dans la croisade de l’essayiste d’extrême droite Éric Zemmour contre « l’islamo-gauchisme », qualifiant toute étude sur les discriminations de « complot contre la République ». Des universités sont pressées de fermer des masters en études de genre (comme à Lyon en 2021), tandis que la loi « séparatisme » (2021) est utilisée pour dissoudre des associations antiracistes comme le CCIF. Dans le même temps, des militants d’extrême droite brandissent le « free speech » pour attaquer en justice des journalistes (comme les procès intentés par Génération identitaire à Mediapart) ou perturber des colloques universitaires sur l’islamophobie – avec la bénédiction de médias comme CNews, qui leur offrent une tribune pour dénoncer… la « censure des patriotes ».

L’illusion du néopuritanisme réactionnaire
Cette rhétorique repose sur un double mouvement : d’un côté, l’extrême droite s’érige en gardienne d’un « way of life » menacé (l’Occident chrétien, la famille traditionnelle), nécessitant des mesures autoritaires pour le protéger ; de l’autre, elle accuse la gauche de « puritanisme » dès qu’elle dénonce le sexisme ou le racisme. Le think tank américain Heritage Foundation résume cette stratégie : son projet « Mandate for Leadership » (2025), qui inspire l’équipe Trump, prévoit de purger les institutions fédérales des « idéologies anti-américaines » (écologie, féminisme, antiracisme) tout en promouvant un « patriotisme » fondé sur la « liberté religieuse » – euphémisme pour imposer des lois anti-avortement ou anti-LGBTQ+.

Ce néopuritanisme s’accompagne d’un récit complotiste où les idées progressistes deviennent une menace existentielle, plus dangereuse que les inégalités matérielles. Lorsque Javier Milei, en Argentine, qualifie le changement climatique de « fiction socialiste », ou que Marion Maréchal dénonce « l’écologie punitive », ils ne nient pas seulement les faits scientifiques – ils construisent un ennemi immatériel (le « wokisme », le « globalisme ») pour masquer leur projet de dérégulation économique. Cette focalisation sur les « idées » plutôt que sur les structures (capitalisme, patriarcat) est un matérialisme à l’envers : en essentialisant l’adversaire politique en « virus » ou en « secte », l’extrême droite évite de débattre des rapports de force concrets.

Enfin, cette instrumentalisation du « free speech » opère un détournement colonial : les militants réactionnaires reprennent le lexique des luttes autochtones pour défendre… l’hégémonie blanche. Aux États-Unis, les suprémacistes du mouvement « Save the Children » comparent la « disparition des enfants chrétiens » à un « génocide culturel », tandis qu’en France, le discours sur le « grand remplacement » emprunte à l’anthropologie anticoloniale pour inverser les rôles (« les Européens sont les nouveaux indigènes »). Cette récupération n’est pas une ironie de l’histoire : elle révèle la plasticité d’une extrême droite capable de phagocyter les outils critiques de ses adversaires pour mieux les neutraliser.

En abolissant toute forme de régulation normative, il ouvre la voie à une multiplication de propos extrêmes et à une dispersion des débats en multiples clivages idéologiques. Loin de favoriser une discussion approfondie et nuancée, il réduit le débat à une succession de déclarations sensationnalistes, où les arguments rationnels sont noyés sous un flot de prises de position émotionnelles et souvent sectaires. La promesse d’un espace public affranchi des contraintes traditionnelles se mue ainsi en une cacophonie qui mine la capacité des citoyens à se retrouver autour d’un socle commun d’idées, à lire la réalité, à se repérer parmi des propositions divergentes clairement identifiées. 

Si l’espace public habermassien n’a jamais été qu’un idéal — marqué dès l’origine par l’exclusion des classes populaires et des colonisés —, sa mutation en un théâtre réactionnaire pose un défi inédit. La montée en puissance de médias contrôlés par des milliardaires (Bolloré, Musk, Kretinsky), la banalisation des thèses conspirationnistes jusque dans les hémicycles, et l’effondrement des frontières entre information et divertissement (à l’image des polémiques orchestrées par Cyril Hanouna) ne sont pas des accidents, mais les symptômes d’une contre-révolution culturelle. Celle-ci ne se contente pas de détourner la colère sociale : elle sape les conditions mêmes d’un contre-récit émancipateur.

Face à cette hégémonie montante, la gauche se trouve confrontée à une alternative rude : doit-elle investir les nouveaux territoires médiatiques en adoptant leurs codes émotionnels, au risque de se dissoudre dans la logique du spectacle ? Ou reconstruire, à contre-courant, des « contre-espaces publics » ancrés dans les luttes locales, les pédagogies populaires et les alliances transnationales ?

Une chose est certaine : dans un monde où le climatoscepticisme se pare des oripeaux de la « liberté d’expression » et où les droits fondamentaux sont remis en cause, , la bataille pour l’espace public n’est pas accessoire. Elle est le lieu où se joue, déjà, la possibilité — ou l’impossibilité — de toute transformation sociale radicale. Et si le piège le plus subtil de l’extrême droite était précisément de nous faire croire que ce combat est perdu d’avance ?

Bibliographie

  1. Habermas, Jürgen (1962). L’Espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Payot.
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  4. Heidegger, Martin (1953). La Question de la technique. In Essais et conférences. Gallimard.
  5. Sunstein, Cass (2017). #Republic: Divided Democracy in the Age of Social Media. Princeton University Press.
  6. Mason, Lilliana (2018). Uncivil Agreement: How Politics Became Our Identity. University of Chicago Press.
  7. Klein, Ezra (2020). Why We’re Polarized. Simon & Schuster.
  8. Lelkes, Y., & Iyengar, S. (2019). « The Rise of Partisan Affect in Polarized Democracies ». Annual Review of Political Science.
  9. Faye, Emmanuel (2005). Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Albin Michel.
  10. Abu-Lughod, Lila (2005). « Ecrire contre la culture ».

Articles et sources en ligne

  1. Yarvin, Curtis (Mencius Moldbug) (2007). A Gentle Introduction to Unqualified Reservations. [Blog].
  2. Le Grand Continent (2025). Se préparer à l’empire : Curtis Yarvin, prophète des Lumières noires. URL : [Article non archivé, référence citée].
  3. Geo.fr (2023). Techno-monarchisme et Lumières obscures : qui est Curtis Yarvin, l’éminence grise de la Maison-Blanche ?.
  4. Heritage Foundation (2025). Mandate for Leadership: The Conservative Promise.

Manifestes et textes historiques

  1. Marinetti, Filippo Tommaso (1909). Manifeste du futurisme.

18 min.