Marine Le Pen est-elle remplaçable ?

Marine Le Pen est-elle remplaçable ?

La condamnation de Marine Le Pen le 31 mars 2025 à quatre ans de prison, dont deux ferme, et à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution immédiate pour « détournement de fonds publics », voit sa candidature à la présidentielle de 2027 sérieusement menacée. Malgré un appel annoncé, l’exécution provisoire de la peine la priverait de toute possibilité de se présenter, sauf si la Cour d’appel renversait ou atténuait ce jugement. Cette décision marque un tournant pour le Rassemblement National (RN), contraint de se projeter sans sa figure historique.

Une projection que Marine Le Pen a rejeté violemment au 20h de TF1 : «Je suis combative, je ne vais pas me laisser éliminer de la sorte ». Et surtout :

«Jordan Bardella est un atout formidable pour le mouvement, je le dis depuis longtemps. Mais j’espère que nous n’aurons pas à user de cet atout plus tôt qu’il n’est nécessaire»

On peut se demander si effectivement ce remplacement serait un atout pour faciliter la victoire du RN, mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des dissensions idéologiques au sein du parti : quelles seraient les conséquences d’une mise en retrait de Marine Le Pen ?

Un sondage Elabe effectué dans les heures qui ont suivi cette annonce affirme que pour 67 % des Français et 81 % des électeurs RN, Jordan Bardella est autant voire mieux placé pour remporter l’élection présidentielle.

Spontanément, effectivement, le “ticket” qui a été installé depuis quelques années en fait le remplaçant naturel. Cela lui a permis d’accéder à la notoriété et de se voir transférer une grande partie de la popularité de sa cheffe.

Les sondages indiquent que Jordan Bardella, président du RN, recueillerait 34 % des voix au premier tour en cas de remplacement de Le Pen, contre 36-38 % pour cette dernière face à des candidats comme Édouard Philippe ou Gabriel Attal. Cette différence modeste s’explique par sa popularité grandissante, notamment auprès des jeunes et des urbains, séduits par sa communication digitale et son image de « normalisation » du parti.

Il semble que Bardella a attiré un électorat plus diversifié, incluant des cadres (20 % d’intentions de vote, contre 10 % pour Le Pen en 2022) et des retraités aisés (+9 points depuis 2023). Son score record aux européennes de 2024 (31,7 %) montre une capacité à dépasser le plafond de verre traditionnel du RN. Il a réalisé le meilleur score historique du parti l’année dernière, avec des résultats tels qu’ils ont entraîné une dissolution de l’Assemblée Nationale, pour la première fois depuis 1997.

Le produit marketing Bardella est efficace : jeune, beau, souriant, lisse, …

Quand Marine Le Pen est allé le chercher, elle a aussi choisi ce profil en raison de son histoire, le fait qu’il ait grandi en Seine-Saint-Denis notamment.

Entraîné depuis, il tient un discours plus rond et moins clivant que celui de sa mentor, avocate qui s’est distinguée très tôt par sa maîtrise de la rhétorique. 

Quand il est mis en difficulté, il parvient à s’attirer l’empathie de ceux qui se font humilier dans la vie. Comme beaucoup de Français, il est issu de l’immigration, algérienne et italienne. Lui s’appelle Jordan, il n’a pas de diplôme du supérieur, il a grandi avec sa mère seule dans le 93, et des gens de la haute société lui parlent avec mépris. 

Certes, on pourrait aussi rappeler qu’il est le fils d’un patron de PME, qu’il a fait toute sa scolarité dans le privé pour échapper à l’école publique et que la réalité de sa vie ensuite est celle d’un apparatchik, qui vit avec des moyens importants depuis qu’il a été élu conseiller régional à 20 ans. 

On a vu, à l’occasion des dernières législatives, les limites de ce produit. 

Il n’a pas pu s’empêcher de vanter la retraite à 67 ans lors d’un débat majeur. 

Il a paru hésitant et en difficulté. En dehors de Tiktok et de prises de parole courtes, il se fait manger par les loups de la politique.

Devant les critiques, il a publié un livre, s’est laissé pousser la barbe et met parfois des lunettes, pour se donner de l’épaisseur. 

Signifiant vide, on y projette ce qu’on veut, mais s’il n’y a pas Marine derrière, lui fait-on confiance ? 

Peut-il transformer sa popularité en présidentialité ?

Il incarne davantage le renouvellement et sera débarrassé du nom Le Pen. 

Il pourrait aussi perdre une partie de l’électorat historique de Le Pen, plus ancré dans les zones rurales et parmi les seniors, attachés à sa stature de « candidate de combat »

Jordan Bardella a été accepté par la classe politique, il est normalisé, accepté par les médias. Il vient de se faire adouber par Benyamin Netanyahu et les réseaux trumpistes de l’internationale réactionnaire.

Marine Le Pen incarne à la fois la « chef de guerre » anti-immigration et la candidate du pouvoir d’achat, capable de défendre les retraites tout en flirtant avec le libéralisme. Son éventuelle exclusion bouleverserait cette mécanique. 

Elle incarne cette synthèse entre un bloc de « droite dure », séduit par les thèses libérales et obsédé par l’islam, et un bloc « néogaullien », ancré dans les classes populaires, attaché à la souveraineté économique qui voit l’immigration sous cet angle : une menace pour la souveraineté et la cohésion nationale. Le premier, incarné par Marion Maréchal Le Pen, mise sur les milieux conservateurs et réactionnaires, souvent aisés. Le second, porté par des figures comme Steeve Briois ou Jean-Philippe Tanguy, puise sa force dans les territoires ouvriers du Nord et de l’Est, où l’État-providence reste un mantra. Certains de ce courant viennent du chevènementisme, et sont arrivés via Florian Philippot.

Bardella, bien que présenté comme l’héritier naturel, penche clairement vers le premier bloc. Son entourage est constitué plutôt d’identitaires néolibéraux. D’ailleurs, sa gestion du parti est très critiquée. Il est dit qu’il ne travaille pas. Les grands travaux programmatiques qu’il a annoncés n’ont quasiment pas démarré, malgré des moyens considérables.

Pour les puristes du RN, Marine Le Pen est une menace pour le deep state1, contrairement à Bardella, facilement comestible par le système. 

Si ce dernier essaye de réellement prendre le contrôle du parti, contre Marine, et il finira probablement par être tenté de le faire, peut-il réussir ? Un candidat à la présidentielle dans la Ve République peut être le numéro 2 ? Ne devient-il pas de fait le chef de son parti ? Avec l’ancien candidat dans le rôle du mentor qu’on peut écouter – ou pas.

La synthèse peut-elle tenir avec Bardella ? 

Déjà, il ne peut pas s’empêcher de laisser transparaître son orientation vers le “FN du Sud”, poujadiste, en opposition au FN du Nord2. Le premier, arrivé surtout avec Jean-Marie Le Pen, est attaché au libéralisme. Le second a été arrimé par Marine Le Pen, autour du fief d’Hénin-Beaumont. 

Ensuite, le parti est avant tout familial. Toutes les scissions ont d’ailleurs échoué : 

  • Bruno Mégret (1998) : Sa tentative de coup d’État interne (avec 40 % des cadres) a échoué face au charisme de Jean-Marie Le Pen, malgré un score de 3 % aux européennes de 1999 pour son nouveau parti (MNR).
  • Florian Philippot (2017) : Porte-drapeau de la ligne « souverainiste-sociale », son départ a affaibli l’aile gauche du RN, mais n’a pas empêché Marine Le Pen d’atteindre 33,9 % au second tour en 2022.
  • Marion Maréchal Le Pen : Son rapprochement avec Zemmour en 2022 n’a pas séduit l’électorat RN traditionnel (Reconquête ! a obtenu 4,2 %), confirmant la loyauté des militants au clan Le Pen, dont elle s’est de nouveau rapprochée.

C’est aussi en appartenant au clan Le Pen que le poulain Bardella est arrivé là. Mais il n’a pas le soutien franc de nombre de cadres, qui n’ont d’autre choix que d’accepter son duo avec la cheffe, mais ne l’accepteront pas comme chef réel.

D’une certaine manière, le cas se pose aussi du côté des deux autres principaux blocs qui structurent la vie politique. Les macronistes d’abord, ont déjà commencé à préparer la succession, et il est probable qu’il y ait plusieurs candidats. Ceux issus de la droite respectent pour la plupart le leadership d’Edouard Philippe, mais Macron faisait la synthèse entre des courants fort différents.

C’est la même chose du côté de la France insoumise, même si la question est moins urgente. Si Jean-Luc Mélenchon, pour une raison ou une autre, se retire dans les années à venir, que va-t-il se passer ? La plupart des électeurs de gauche vont dire que ce sera mieux, que son successeur aura plus de chances, étant donné que JLM est en permanence ciblé, et détesté par une grande partie des électeurs. Mais la synthèse qu’il a construite autour de ses positions, construite sur des années, va-t-elle pouvoir être reprise telle quelle par un successeur ?

Ce sera d’autant plus difficile que le RN est, lui, propulsé par nombre de médias. Ceux-ci ont d’ailleurs tendance à pousser encore davantage Bardella que Le Pen. Probablement car ils anticipent que les affaires avec lui seront plus faciles.

Un petit mot enfin sur les conséquences de l’affaire. 

Tous les partis et mouvements politiques, électoraux ou non, sont confrontés à l’enjeu du financement pour une activité qui n’est pas lucrative (surtout quand on est dans l’opposition), et très coûteuse. Fabien Roussel, par exemple, a été payé comme assistant parlementaire pour pouvoir faire de la politique. On appelle cela emploi fictif mais c’est pour beaucoup de formations politiques une question de débrouillardise, surtout quand on n’est pas soutenus par des milliardaires. 

Alors, cette affaire permet aussi de dépeindre le fonctionnement habituel du parti, très familial et très bourgeois, puisque c’est tout l’entourage du clan qui a bénéficié de salaires versés par le Parlement européen. Non pas comme dans le cas de la famille Fillon d’emplois presque entièrement fictifs, mais pour servir à faire fonctionner le parti. Non pas comme dans certains partis de gauche pour se débrouiller, mais pour se verser des salaires parfois très élevés. 

C’est la limite de la démagogie de la jeune Marine Le Pen, qui se prend en boomerang ses déclarations passées. Tous pourris, même au RN, finalement. Même si ce n’est pas vraiment le sujet – contrairement à ce sur quoi joue le RN. Qui sort une deuxième carte : celle du complot. Ici c’est celui d’une juge rouge. Enfin, pas très rouge, mais macroniste plutôt. Qui a affirmé noir sur blanc, d’après eux, qu’elle comptait empêcher Marine Le Pen d’accéder à l’Elysée. La présidente du RN va-t-elle réussir à faire du Trump et surfer sur le fait d’être de nouveau une figure anti-système ? Cela ne semble pas complètement bien parti. Elle marche dans les pas de Nicolas Sarkozy, qui, comme elle, demande plus de dureté pour les racailles, plus de police, plus de prison, en se plaignant d’en subir une version pourtant atténuée par des juges politisés.

Mais cela n’empêche pas de se demander, effectivement, si l’on n’est pas, avec ce jugement, en train de fabriquer la chute définitive de ce qui relève encore du droit.

Les déclarations de Marine Le Pen et de ses soutiens à l’international touchent aussi quelque chose qui peut poser question. « En France, dans le pays des droits de l’homme, des juges ont mis en place des pratiques qu’on croyait réservées à des régimes autoritaires. » « Des millions de Français vont être privés de celle qui est aujourd’hui la favorite de l’élection présidentielle ».

Que des responsables politiques soient traités comme les autres, cela les incitera peut-être à cesser la surenchère répressive. Mais que le casting de l’élection présidentielle dépende d’un jugement sur des faits de ce genre, en rendant la possibilité d’un recours en appel incertain3, c’est effectivement un précédent qui risque d’inspirer des suites malheureuses.

De fait, cela arrive au moment où Erdogan arrête de nouveaux opposants dangereux pour lui – certes, sans que la rigueur judiciaire de ce qui leur est reproché soit comparable. Après Öcalan, et Demirtas, c’est maintenant Imamoglu, le favori de l’élection présidentielle, qui est en prison.

On se doute que si le RN parvient au pouvoir dans les années à venir, il se saisira de ce précédent pour justifier des pratiques similaires.

 

  1.  L’Etat profond, c’est-à-dire les institutions qui échappent au contrôle de la présidence. ↩︎
  2. comme l’a analysé notamment Arnaud Huc. ↩︎
  3. C’est d’ailleurs l’un des arguments donnés par Le Pen sur TF1 : «Je crois que l’état de droit a été totalement violé par la décision rendue. D’abord parce qu’elle empêche un recours effectif, ce qui est un droit garanti par la convention des droits de l’homme, parce qu’elle considère que le fait de se défendre justifie l’exécution provisoire. Là, on vous dit : “Le fait de vous défendre, de faire état de potentiellement la prescription, va faire en sorte que je vais aggraver de manière considérable votre peine.”» ↩︎

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