Vive l’industrie, à bas la science ! 

Vive l’industrie, à bas la science ! 

Comprendre l’apparent paradoxe de l’extrême-droite

« La technique doit servir la race, non l’abstraite raison des Lumières » : cette phrase de l’ingénieur nazi Fritz Todt résume l’un des paradoxes les plus saillants des idéologies fascistes. Celles-ci exaltent la machine, les grands travaux et l’industrie comme symboles de puissance nationale, tout en rejetant la science moderne, accusée de saper les fondements spirituels ou identitaires de la nation. Ce paradoxe n’a pas disparu avec l’effondrement des régimes mussoliniens ou hitlériens. Il se réincarne aujourd’hui dans les discours de l’extrême-droite contemporaine, qui célèbre le progrès technique tout en diabolisant les institutions scientifiques, jugées complices d’un « universalisme décadent ».

Prenez l’Italie de Mussolini : le Duce vantait les « bonifiche », ces marais asséchés par des technologies de pointe, comme preuve de la renaissance impériale. Pourtant, ses idéologues, à l’instar du philosophe et ésotériste Julius Evola, dénonçaient la science moderne comme un « cancer rationaliste », préférant invoquer une « Tradition primordiale » mystique. Cette schizophrénie entre techno-fétichisme et anti-intellectualisme n’est pas un accident historique : elle révèle une tension structurelle au cœur des projets réactionnaires.

Aujourd’hui, Viktor Orbán finance des start-up high-tech tout en fermant des départements universitaires critiques, tandis que Marine Le Pen défend les pesticides au nom des « agriculteurs français » tout en niant les conclusions du GIEC. Ces positions ne relèvent pas de l’incohérence, mais d’une logique profonde : l’industrie incarne la domination concrète (sur la nature, les frontières, les corps), tandis que la science, par son universalisme et sa méthode critique, menace les récits identitaires et les hiérarchies traditionnelles.

Cet article explore cette contradiction, des régimes fascistes du XXe siècle à l’« internationale réactionnaire » actuelle, qui unit droites chrétiennes intégristes, populistes identitaires et techno-libertariens dans une même détestation du rationalisme scientifique. Nous montrerons comment ces courants, malgré leurs divergences, réactivent un imaginaire où la technique est instrumentalisée pour servir un projet de pouvoir, tandis que la science est réduite à une « élite corruptrice » à abattre. Un paradoxe que nous avons commencé à explorer dans le premier article de la série.

L’inspiration futuriste italienne

Le Manifeste du Futurisme de Filippo Tommaso Marinetti (1909) ne se contente pas d’exalter la vitesse ou l’industrie : il constitue une rupture ontologique avec l’héritage humaniste. Marinetti y proclame que « la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Cette fascination pour la machine, loin d’être un simple esthétisme, sert de socle idéologique à Mussolini. Le Duce reprendra les métaphores futuristes – automobiles rugissantes, usines « suspendues aux nuages » – pour forger une modernité réactionnaire, où la technologie est un instrument de puissance nationale, mais jamais de progrès social.

Le fascisme italien a érigé l’industrie en religion d’État. Mussolini promettait une « modernisation héroïque » : assèchement des marais pontins (bonifiche), construction d’autoroutes futuristes, exaltation de la machine comme symbole de virilité. Pourtant, derrière ce culte du progrès technique se cachait un rejet viscéral des Lumières. Le philosophe Julius Evola, référence occulte du régime, dénonçait la science moderne comme « un rationalisme décadent, destructeur de la Tradition primordiale ». Pour lui, la technique ne valait que si elle servait un ordre spirituel hiérarchique, fondé sur la race et le mythe impérial. 

En Allemagne, un Modernisme réactionnaire ?

Dans Le Modernisme réactionnaire, l’historien Jeffrey Herf proposait en 1984 une interprétation novatrice du nazisme en analysant son rapport paradoxal à la modernité, semblable au fascisme italien. Contrairement à l’idée reçue d’un mouvement purement antimoderne et nostalgique d’un passé mythique, Herf démontre que le nazisme a fusionné un culte de la technologie avancée avec une haine des Lumières, de la démocratie et de la raison universelle. Ce concept de « modernisme réactionnaire » éclaire une contradiction centrale : les nazis exaltaient la puissance industrielle et technique tout en rejetant les principes rationalistes et universalistes associés à la modernité occidentale.  

Herf identifie une nébuleuse d’intellectuels allemands – Oswald Spengler, Ernst Jünger, Carl Schmitt, Werner Sombart – qui, dès les années 1920, ont forgé cette idéologie hybride. Leur point commun ? Associer la rationalité instrumentale (machines, usines, armement) à un nationalisme romantique, fondé sur la race, le sang et le rejet de l’« abstraction » libérale. Par exemple, Spengler, dans Le Déclin de l’Occident (1918), voyait dans la technologie un outil de domination « créatrice » propre au génie germanique, opposé au « parasitisme » financier juif ou cosmopolite. De même, Carl Schmitt légitimait la techno-dictature en affirmant que la science ne pouvait fonder l’autorité politique, réservée au « mythe » national.  

Les nazis poussèrent cette logique à son paroxysme. D’un côté, ils développèrent des technologies de pointe (fusées V2, industrie chimique IG Farben), qui symbolisaient la supériorité aryenne. Hitler vantait une « esthétique de l’acier », où la machine incarnait la virilité guerrière, comme l’avait théorisé Jünger dans Le Travailleur (1932). D’où aussi le développement des autoroutes, utiles au déploiement rapide des troupes. Le régime, qui finançait également des recherches aéronautiques de pointe, dont celles par exemple de Wernher von Braun, qui passé aux Etats-Unis après-guerre, sera un pilier de la NASA.

De l’autre, les scientifiques « non alignés » étaient persécutés. Les autorités promurent une « science raciale » : la physique d’Einstein fut qualifiée de « juive » et remplacée par la « physique allemande » de Johannes Stark, qui rejetait la relativité au nom d’un empirisme mystique. En Italie aussi, les universités sont épurées. Giovanni Gentile, philosophe officiel du régime, qui se déclarait libéral en rejoignant le parti mussolinien, défendait une « science fasciste » ancrée dans la « tradition romaine ».

Dans l’agriculture, le régime nazi mélangeait productivisme industriel et mysticisme völkisch. Richard Walther Darré, ministre de l’Agriculture, imposa une agriculture « bio-dynamique » (inspirée de Rudolf Steiner) pour nourrir le « sang et le sol », tout en mécanisant les campagnes. Comme le montre Anna Bramwell dans son étude de la dimension écologique du nazisme, Darré combinait ainsi une forme d’écologie mystique et une réorganisation technocratique. La technologie servait à la fois le productivisme capitaliste et l’utopie raciale. Le retour à la terre authentique ne pouvait avoir lieu que grâce à la victoire, et nourrissait la thématique de l’espace vital.

Herf souligne que cette synthèse n’était pas un accident, mais un projet cohérent : utiliser la modernité technique pour détruire la modernité politique. Les nazis exploitaient les innovations (propagande radio, armes de masse) tout en diabolisant les Lumières, jugées responsables de la « décadence ». Ils prenaient ainsi à contrepied le courant socialiste – qui s’appuie sur l’héritage des Lumières tout en critiquant la modernité économique.  

Ce rejet des Lumières au pays de Kant est aussi lié à la situation des élites allemandes. Pour Lukács, par exemple, la trajectoire intellectuelle et politique de l’Allemagne s’explique par son échec à accomplir une révolution bourgeoise comparable à la Révolution française. Contrairement à la France, où la bourgeoisie a renversé l’Ancien Régime, en Allemagne, la bourgeoisie s’est compromise avec l’aristocratie (les Junkers prussiens), préservant les structures féodales, militaires, et empêchant l’émergence d’une rationalité progressiste. Cette « voie prussienne » a favorisé un conservatisme philosophique où l’irrationalisme s’est imposé comme réponse aux contradictions sociales.

Lukács souligne dans La Destruction de la raison (1954) que cet échec a permis à une élite aristocratique de maintenir son hégémonie culturelle, en promouvant des philosophies anti-Lumières. Contrairement à la France, où la Révolution a instauré un universalisme rationaliste, l’Allemagne a développé un romantisme réactionnaire, mêlant mysticisme et nationalisme, comme chez Fichte ou Schelling. De son côté, la bourgeoisie allemande a échoué à incarner un projet émancipateur. Au lieu de s’allier au prolétariat, elle a pactisé avec l’aristocratie, adoptant une posture culturaliste plutôt que révolutionnaire. Cette bourgeoisie a produit une intelligentsia tournée vers l’esthétisme (ex. : le romantisme) ou le mysticisme (ex. : Steiner), évitant toute remise en cause radicale de l’ordre social. Cette trahison de la raison a permis à des penseurs comme Spengler (Le Déclin de l’Occident) de populariser une vision cyclique de l’histoire, niant le progrès et justifiant le pessimisme culturel (Charbonnier, 2017). Cette idéologie a préparé le terrain pour le fascisme, en diabolisant la modernité démocratique. 

Les extrêmes-droites contemporaines, une famille recomposée

Revenons à la période actuelle. La filiation entre les extrême-droites d’aujourd’hui et les exemples historiques mentionnés est complexe et les figures actuelles ne sont pas toutes issues de cette tradition. Au sein de cette grande famille politique, chaque courant a ses particularités. L’extrême-droite française contemporaine se construit bien davantage sur la référence à l’Algérie française que sur sa filiation avec des auteurs comme ceux que nous venons de citer.

Parmi les figures les plus importantes sur le plan intellectuel, Alain de Benoist débute ainsi son engagement politique dans les rangs de l’extrême droite nationaliste, défendant l’Algérie française et collaborant avec des journaux proches de l’Organisation armée secrète (OAS). Dans les années 1960, il participe à la revue Europe-Action, où se cristallise une vision racialiste et anti-égalitaire, prônant la supériorité de la « civilisation européenne ». Toutefois, dès la création du GRECE en 1968, il opère un virage stratégique : abandonnant l’activisme militant pour la « métapolitique », il cherche à conquérir l’hégémonie culturelle en recyclant des références intellectuelles variées – de la Révolution conservatrice allemande (Carl Schmitt, Ernst Jünger) à l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss.

Cette démarche se double d’un rejet explicite du christianisme, perçu comme un frein à l’émergence d’un néopaganisme européen. Pour de Benoist, le retour à une spiritualité préchrétienne, associée à un « organicisme » racial et culturel, doit fonder une alternative à l’individualisme libéral et à l’universalisme des droits de l’homme.

La place de l’écologie

À partir des années 1980, la Nouvelle Droite intègre progressivement l’écologie à son corpus doctrinal. Ce revirement, qualifié de « sincère » par l’historien Stéphane François, s’inscrit dans une critique globale de la modernité : capitalisme, mondialisation, et « désenchantement du monde » sont dénoncés comme les vecteurs d’une acculturation des peuples européens. Influencé par Heidegger et la notion d’arraisonnement technologique, de Benoist développe une écologie identitaire où la défense de l’environnement se mue en préservation des « terroirs » et des « racines ».

Dans Demain la décroissance (2007), il théorise une rupture avec le productivisme, mais en l’articulant à un refus de l’immigration, présentée comme une menace pour l’« équilibre » des écosystèmes culturels et naturels. Sa vision de la nature, proche de l’« écologie profonde » d’Arne Naess, postule un lien essentialiste entre les communautés humaines et leur milieu géographique – une idée reprise par des mouvements comme Terre & Peuple, qui mêlent paganisme et défense des « frontières biologiques ».

Pour de Benoist, l’écologie n’est pas un projet émancipateur, mais un instrument de résistance contre l’homogénéisation culturelle. En valorisant le « localisme » et la « décroissance », il cherche à opposer une « Europe des ethnies » au modèle universaliste porté par les États-Unis et les institutions internationales. Cette rhétorique, qui influence directement des figures comme Hervé Juvin ou Jean-Yves Le Gallou, alimente aujourd’hui les discours de l’extrême droite française : Marine Le Pen reprend ainsi l’idée d’une « écologie patriote », défendant les agriculteurs « enracinés » tout en niant l’urgence climatique.

Le biorégionalisme promu par de Benoist – prônant des communautés autarciques fondées sur des frontières ethnoculturelles – rejoint également les thèses de la mouvance identitaire, qui voit dans l’écologie un moyen de légitimer des politiques xénophobes. Comme le note Stéphane François, cette « écologie de façade » sert avant tout à naturaliser des hiérarchies sociales et raciales, en présentant la diversité comme une menace pour l’« harmonie » des écosystèmes.

L’influence de de Benoist dépasse largement les frontières françaises. Aux États-Unis, ses thèses sur l’ethnopluralisme ont été récupérées par l’alt-right, mouvement suprémaciste blanc qui voit dans l’écologie identitaire un outil de lutte contre le « grand remplacement ». En Europe de l’Est, des figures comme Aleksandr Douguine, proche de Poutine, reprennent ses critiques de la modernité pour justifier un nationalisme expansionniste.

En France, Marine Le Pen a progressivement intégré l’écologie à son discours, non par conviction environnementale, mais comme outil de légitimation politique et de séduction électorale. Dans les années 2010, son parti, alors Front National, considérait l’écologie comme une « religion de bobos ». Toutefois, face à la montée des préoccupations climatiques, elle a opéré un virage stratégique en promouvant une « écologie nationale », mêlant protectionnisme économique et rejet de l’« écologie punitive ». Cette posture reste marquée par des contradictions : elle défend les circuits courts et la relocalisation, tout en soutenant les pesticides et l’agro-industrie.  

Par ailleurs, l’opposition aux éoliennes est centrale dans le positionnement de l’extrême-droite française. C’est le point d’achoppement entre la défense romantique du terroir et l’amour de l’industrie.

Éric Zemmour, en tête, fustige les éoliennes comme « horreurs industrielles », défendant une vision nostalgique des paysages français. C’est aussi que certains agriculteurs voient dans l’éolien et le photovoltaïque une menace pour les terres agricoles. La Coordination Rurale, particulièrement hostile aux « contraintes écologiques », soutient activement le moratoire lepéniste sur les énergies renouvelables.

L’enjeu agricole est très fort. L’agriculture emploie beaucoup de travailleurs étrangers, mais il est difficile pour eux d’accéder à la terre. Le think-tank français Institut Iliade promeut une « écologie identitaire » mêlant critique de l’« agro-industrie mondialiste » et défense des « paysans blancs », un discours analysé par Stéphane François dans La Nouvelle Droite et la Tradition (2021).

L’extrême-droite contemporaine réactive un imaginaire industriel où la machine symbolise la puissance nationale, comme le faisait Mussolini avec les bonifiche. Guy Sorman, dans Le Progrès, nos superstitions (2020), souligne que « ces mouvements célèbrent les usines comme des cathédrales modernes, mais rejettent les savoirs critiques qui pourraient en révéler les contradictions » .

Les trois courants de l’extrême droite américaine et leurs contradictions

Aux États-Unis, l’extrême droite contemporaine se structure autour de trois courants majeurs aux positions divergentes sur la science et la technologie :

  1. Les traditionalistes chrétiens : Hostiles à la science « progressiste » (climatologie, théorie du genre, évolutionnisme), ils prônent un retour à des valeurs chrétiennes « immuables » et rejettent les institutions scientifiques perçues comme « anti-Dieu ». Les évangéliques d’extrême-droite aux États-Unis, alliés à Trump, attaquent la théorie de l’évolution, la vaccination et la recherche sur les cellules souches. Leur argumentaire emprunte à Julius Evola : « La science moderne détruit l’âme en niant l’ordre divin ». Le livre Network Propaganda (Benkler, Faris et Roberts, 2018) documente comment ces groupes exploitent les algorithmes de YouTube pour diffuser des mythes pré-modernes (ex. : la Terre plate), combinant techno-fétichisme et obscurantisme. Il y a aussi comme en Europe un courant catholique intégriste qui peut s’en rapprocher sur certains points.
  2. Les nationalistes blancs, parfois conspirationnistes : Ces derniers, par exemple autour de la mouvance QAnon, sont anti-intellectualistes, ils diabolisent les « élites scientifiques » (universités, médias), ou Bill Gates (en tant que symbole de la « technocratie mondialiste ») et propagent des théories alternatives (négationnisme climatique par exemple). 
  3. Les techno-libertariens : Un courant émergent de l’extrême-droite, incarné par des figures comme Curtis Yarvin ou Nick Land (auteur de The Dark Enlightenment), prône une dictature high-tech où l’intelligence artificielle et les crypto-monnaies serviraient une élite « méritocratique ». Leur mot d’ordre ? « La Silicon Valley doit remplacer Washington ». Pourtant, ces mêmes théoriciens méprisent les climatologues, accusés de « gauchisme climatique », et soutiennent des pseudo-sciences comme la « théorie de l’effondrement démographique ».

Ces courants coexistent dans une coalition paradoxale, unie par un rejet commun de l’« establishment » progressiste, mais divisée sur la place à accorder à la rationalité scientifique et à la modernité technique. Pour dépasser ces tensions, l’extrême droite s’appuie sur des figures charismatiques et des penseurs capables de fusionner ces contradictions en un récit cohérent :

Donald Trump : l’anti-science comme ciment politique

Trump incarne la synthèse entre techno-fétichisme et obscurantisme. D’un côté, il vante les prouesses industrielles (relance du charbon, soutien à SpaceX) ; de l’autre, il nie le réchauffement climatique et attaque les experts (ex. : licenciement de scientifiques du CDC pendant la pandémie). Son discours « America First » permet de rallier évangéliques (via la défense des « valeurs traditionnelles ») et techno-libertariens (via la dérégulation économique).

Elon Musk : le pont entre Silicon Valley et nationalisme

Musk symbolise l’alliance contre-nature entre utopie technologique et réaction politique. En finançant Trump et en contrôlant des plateformes comme X (ex-Twitter), il légitime à la fois l’innovation (voitures électriques, Neuralink) et les discours anti-immigration ou anti-« woke ». Son influence montre comment la tech peut servir à la fois le capitalisme disruptif et l’autoritarisme culturel. Il incarne aussi une forme de suprématisme blanc, aux côtés de nombreux Sud-Africains nostalgiques de l’apartheid venus conseiller le président Trump.

c) Steve Bannon et J.D. Vance : théoriciens de la contre-révolution

  • Steve Bannon : Ex-stratège de Trump, il promeut une « révolution populiste » mêlant nationalisme économique, critique des « élites globalistes » et méfiance envers la science institutionnelle.
  • J.D. Vance : Auteur de Hillbilly Elegy et vice-président de Trump, il incarne la fusion entre conservatisme catholique (inspiré de la loi naturelle) et mépris des « experts déconnectés ».

Ces figures opèrent une réconciliation symbolique : la technologie est glorifiée comme outil de souveraineté nationale, tandis que la science critique est dépeinte comme un « complot libéral ».

Malgré ces synthèses, des fractures subsistent : par exemple, les plus religieux rejettent certaines techniques biomédicales, comme la recherche sur les cellules souches, tandis que les techno-libertariens les voient comme des marchés profitables. Les conspirationnistes méprisent les universitaires, dans la lignée de l’anti-intellectualisme traditionnel de l’extrême-droite, mais célèbrent des figures comme Peter Thiel, qui défend une « tech autoritaire » pour remplacer la démocratie.

Il y a aussi des contradictions patentes, par exemple du côté d’Elon Musk, qui a misé sur le capitalisme vert avec ses voitures électriques Tesla, et une approche techno-solutionniste du dérèglement climatique… sauf qu’il nie maintenant son existence, c’est-à-dire son principal argument de vente. 

Pour masquer ces contradictions, l’extrême droite américaine développe une rhétorique duale, opposant par exemple une science au service de la nation (ex. : recherche militaire, agro-industrie) à une science « cosmopolite » (climatologie, droits humains). Les plateformes numériques (Twitter, Telegram) sont utilisées pour diffuser des discours anti-science, tout en célébrant les innovations comme preuve de la « supériorité occidentale ».

L’extrême droite américaine parvient à unir ses courants grâce à un ennemi commun – l’« idéologie woke » et les « élites globalistes » – et à des figures capables d’incarner une modernité réactionnaire. Cependant, cette alliance reste vulnérable à ses contradictions internes, notamment sur des questions comme la bioéthique ou la transition énergétique.

Le techno-féodalisme et ses alternatives

Le Dark Enlightenment, ou mouvement néo-réactionnaire (NRx), porte une vision de l’intelligence artificielle (IA) profondément autoritaire et élitiste. Pour des figures comme Curtis Yarvin ou Nick Land, l’IA n’est pas un outil d’émancipation, mais un instrument de contrôle au service d’une oligarchie technocratique. Leur modèle s’inspire explicitement de Singapour, où Lee Kuan Yew a fusionné capitalisme de copinage et autoritarisme « soft », sacrifiant les libertés individuelles au nom de l’efficacité économique. Dans cette logique, l’IA doit permettre de remplacer les institutions démocratiques, jugées « inefficaces », par des systèmes algorithmiques gérés par des « CEO-monarques ».

Cette vision techno-féodale, où les plateformes numériques et les IA deviennent des « seigneurs » modernes, repose sur une méfiance radicale envers la démocratie. Yarvin théorise un « néo-caméralisme » : des États gérés comme des entreprises, où les citoyens sont réduits au statut de clients ou d’actionnaires passifs. Elon Musk incarne cette ambivalence : tout en promouvant des innovations comme Neuralink, il instrumentalise Twitter (devenu X) pour diffuser des discours climatosceptiques et saper les institutions scientifiques. L’objectif ? Établir un pouvoir où l’élite technologique, auto-proclamée « méritocratique », dicte les normes sociales via une Intelligence Artificielle Générale visant à remplacer les fonctionnaires par des systèmes automatisés. Paradoxalement là encore,  Musk est très critique d’une IA incontrôlée qui s’autonomiserait.

Face à ce scénario dystopique, une alternative inspirée de la pensée d’Ivan Illich et d’auteurs marxistes comme Evald Ilyenkov pourrait nous amener à identifier d’autres avenirs possibles pour l’IA. Illich, dans La Convivialité (1973), défend des outils « conviviaux » qui augmentent l’autonomie individuelle sans aliéner les communautés. Appliqué à l’IA, cela implique par exemple de soutenir son développement en open source, bien sûr, mais aussi de redéfinir les priorités et la conception des modèles pour nous aider à habiter activement ce monde – et non pour faire de nous de simples pantins administrés par une intelligence supérieure. Elle serait alors au service de l’humain qui la contrôle, et non d’une minorité qui le contrôle via elle.

Comme le note aujourd’hui Evgeny Morozov, de telles perspectives pour l’IA ont été sciemment rejetées, du fait de son développement dans un contexte capitaliste. Des pionniers comme Warren Brodey aux Etats-Unis ont donné quelques pistes dès les années 1970 :  « alors que les informaticiens de l’époque voyaient dans l’IA un outil d’augmentation de l’humain — les machines exécutant les basses besognes pour stimuler la productivité —, lui visait l’amélioration de l’humain — un concept qui allait bien au-delà de la seule efficacité (…) L’augmentation, c’est lorsque vous utilisez le GPS de votre téléphone portable pour vous repérer en terrain inconnu (…) L’amélioration consiste à se servir de la technologie pour développer de nouvelles compétences — ici, il s’agirait d’affiner son sens inné de l’orientation. ».

De telles perspectives s’opposent au modèle technologique actuel, qui malheureusement pave la voie au rêve des seigneurs de la tech – une technologie contrôlée par eux seuls, et dont nous sommes tous dépendants. 

À ce titre, le techno-féodalisme du Dark Enlightenment reproduit le vieux réflexe fasciste de la technique comme instrument de puissance, niant sa dimension critique.

Il nous apparaît dès lors nécessaire de mettre à jour ce rapport à la technique afin d’éviter que la synthèse trumpienne ne perdure dans le temps, et ne s’installe trop profondément. Espérons que cette analyse puisse donner quelques pistes. 

Bibliographie

Références

  1. Bramwell, Anna. Blood and Soil : Richard Walther Darré and Hitler’s “Green Party”. Kensal Press, 1985. : accessible à https://archive.org/stream/bramwell-anna-blood-and-soil_202012/Bramwell%20Anna%20-%20Blood%20and%20soil_djvu.txt 
  2. Charbonnier, Vincent. « György Lukács : De la rupture à la crise ». La Pensée, 2017/2 N° 390, 2017. p.75-85. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-la-pensee-2017-2-page-75?lang=fr.
  3. Foucart, Stéphane. « Tout semble en place pour une réinvention du fascisme autour de la question environnementale »
  4. François, Stéphane. La Nouvelle Droite et la Tradition, 2021.CNRS Éditions.
  5. Herf, Jeffrey. Le Modernisme réactionnaire. L’Echappée, 2018 (1984).
  6. Lukacs, Georg. La Destruction de la Raison. Editions Delga, 2006. (1954)
  7. Miranda, Arnaud, « Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie », The Conversation, 23 mars 2025.
  8. Morozov, Evgeny, « Une autre intelligence artificielle est possible. Le Monde diplomatique, août 2024 ».
  9. Roy, Olivier. «  La montée des populismes n’est pas corrélée à une remontée des valeurs traditionnelles dans la société ». Le Monde, 29 octobre 2023.
  10. Roza, Stéphanie. « La Révolution française dans l’œuvre de Lukács ». Actuel Marx, 2021/1 n° 69, 2021. p.44-59.
  11. Truong, Nicolas.« L’internationale réactionnaire : une alliance contre la science ». Le Monde, 29 mars 2025.
  12. Benkler, Yochai et al., Network Propaganda. Oxford University Press, 2018.

Titres issus de l’extrême-droite mentionnés

  1. de Benoît, Alain. Demain la décroissance (2007)
  2. Evola, Julius. Révolte contre le monde moderne (1934), L’Âge d’Homme, 1991, L’Âge d’Homme-Guy Trédaniel, 2009 (rééd.)
  3. Land, Nick. The Dark Enlightenment (2013), [en ligne]
  4. Marinetti, Filippo Tommaso, Manifeste du Futurisme, 1909.
  5. Moldbug, Mencius, A formalist manifesto. 24 avril 2007.
  6. Musk, Elon , Tweet du 12 juin 2022 : « Le GIEC est un outil politique ».
  7. Spengler, Oswald, Le Déclin de l’Occident, 1918.

Illustration : Giacomo Balla (1871-1958), Vitesse d’une automobile, 1913.

13 min.