Le plus grand bidonville de France est installé à Nantes et doit être démantelé prochainement. Ce sont près de 700 personnes qui vivent sur ce site d’enfouissement des déchets, juste à côté du site de la déchèterie et de l’incinérateur, à Prairie de Mauves. Cela fait 7 ans que ce bidonville existe et s’étend, c’est seulement maintenant que Nantes métropole s’y intéresse, non pas pour se préoccuper des conditions de vie des familles, mais parce qu’elle projette de doubler l’incinérateur pour alimenter le réseau de chaleur, et d’installer d’autres équipements de traitement des déchets.
Pour les non Nantais, savoir qu’il y a un bidonville aussi grand dans la 6e ville française est un étonnement. Pour les Nantais-es, les bidonvilles font tristement partie du paysage : au moins 3 390 personnes roumaines – en majorité roms – vivent dans 61 bidonvilles de l’agglomération nantaise.
En luttant contre la ZAC Doulon-Gohards à Nantes, j’ai rencontré plusieurs familles roms. Dans le périmètre de ce projet d’urbanisation, 350 personnes vivent dans cinq bidonvilles. Ces familles se sont installées aux marges de la ville, là où il n’y a plus de trottoirs, où des entreprises viennent sauvagement déposer leurs déchets hyper polluants pour ne pas avoir à payer, là où on trouve des activités artisanales ou industrielles comme une casse-auto et une carrière de matériaux de construction. Le tout sur, ou à proximité de zones humides, donc sur des terrains très boueux.
Plusieurs années auparavant, j’avais rencontré Philippe, membre des associations Soleil Roms et Roata notamment. Philippe est en lien avec des familles depuis une vingtaine d’années. Avec d’autres militants, il les soutient pour faire valoir leurs droits et tenter d’améliorer leurs conditions de vie.
Lorsque nous avons compris que la métropole voulait compenser les destructions de zones naturelles et agricoles en renaturant la casse-auto d’une part, et surtout les bidonvilles du quartier qu’il fallait alors détruire, nous étions révoltés. On s’est retrouvé pour mener la lutte ensemble.
L’un des terrains du Vieux Doulon est installé là depuis 15 ans ! 15 ans que ces familles emmènent leurs enfants à l’école dans le quartier, fréquentent les commerçants du coin, aménagent leur lieu de vie, s’organisent pour travailler à proximité… C’est là que nous connaissons le plus de personnes.
Quand ils sont arrivés en France, les Roumains n’avaient pas le droit de travailler. Pour survivre, il fallait donc trouver des moyens alternatifs de gagner de l’argent : c’est comme ça que beaucoup se sont retrouvés à récupérer des objets jetés pour collecter la ferraille et la revendre. A partir de 2007, la Roumanie entre dans l’Union européenne, ses ressortissants ont donc le droit de travailler en France. Certains ont continué la ferraille, surtout ceux qui avaient des problèmes de santé et pratiquaient cette activité par-ci par-là pour compléter les revenus de la famille.
La plupart des habitant-es des terrains doulonnais sont maintenant embauchés dans la culture du muguet, la cueillette de pommes, l’entretien des vignes, ou le maraîchage industriel. Ils sont embauchés en tant qu’intérimaire la plupart du temps, sur des emplois saisonniers, précaires, et très souvent mal payés, malgré leur pénibilité et leur caractère indispensable.
Les travailleurs roms et roumains occupent des secteurs entiers du travail en Loire-Atlantique. Des jobs que peu de gens en France acceptent de prendre, parce que trop pénibles et bien trop mal payés pour ce que c’est.
Une soirée chez une famille, l’une des filles rentre la nuit tombée : elle empeste. Tous ses vêtements sentent une odeur âpre, celle des pesticides dont les vergers sont arrosés. Ses mains restent noires, même après une douche chaude – ce qui est un luxe absolu dont ces familles n’ont pu profiter que quelques mois, en habitant une maison abandonnée vouée à la démolition. Le patron ne fournit qu’une paire de gants en latex qui ne suffit pas à protéger ses mains toute la journée de travail.
Cristina parle alors de la charge à porter : elle cueille les pommes et les met dans un panier attaché à sa taille. Pesticides puants, épreuve pour le dos. Quelques saisons peut-être, toute une vie, sans doute moins.
Avant ça, Cristina a déjà essayé de travailler dans un autre secteur où les Roms sont très nombreux, voire qu’entre eux dans certaines exploitations : le muguet. Les petites clochettes du 1er mai sonnent [comme] un enfer pour les femmes qui préparent les cultures une partie de l’année, avant de les cueillir et de les emballer pour un envoi dans tout le pays. Pour qu’elles ne discutent pas entre elles, les femmes sont séparées par des parois en bois. “Tu te repasses tout le fil de ta vie, toutes les horreurs que tu as vécues. Je connais une femme, elle en est morte : elle a tellement ressassé, qu’elle s’est éteinte en rentrant chez elle”. Sans compter l’absence de pause ou le manque de protection. Le droit du travail semble optionnel (notamment) dans le muguet.
La plupart des adultes des bidonvilles travaillent en extérieur, dans un périmètre de 30 km. Elles et ils font le trajet par eux-mêmes ou via une sorte d’intermédiaire qui leur trouve des contrats, vient les chercher en bus et les emmènent au travail, moyennant contribution financière de chaque personne.
A la pénibilité du travail, s’ajoutent des conditions de vie éprouvantes dans les bidonvilles. Avec le froid, l’humidité, le manque d’eau chaude, l’absence d’assainissement, chaque tâche du quotidien demande une logistique énorme, en particulier pour ce qui a trait à l’hygiène. Tout demande alors plus d’effort, de temps. Être propre tous les jours, faire sécher ses vêtements sans qu’ils puent l’humidité, sortir du terrain embourbé dans la boue, aller à l’école, tout ça, c’est compliqué.
Autre conséquence majeure : les vies de ces travailleurs et travailleuses pauvres sont bien plus courtes que celles de la plupart des habitants de ce pays. D’après l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), les hommes et les femmes roms vivent respectivement 9 ans et 11 ans de moins que les habitants des pays européens.
Les Roms subissent un racisme structurel et quotidien. Cette communauté compte 20 000 personnes en France (dont environ 3 500 vivent dans l’agglomération nantaise) et représente donc moins de 0,03 % des personnes vivant en France ! Pourtant, cette communauté concentre l’attention médiatique, les propos et les politiques racistes.
En novembre dernier, Enquête exclusive a diffusé un reportage intitulé “Argent, trafic, débrouille : les secrets des camps roms”, qui parle d’eux comme d’ “une communauté qui dérange”, qui “refuse de s’intégrer”, tout en montrant qu’elle est reléguée aux marges de notre ville et exploitée par l’agro-industrie. Centré sur la Prairie de Mauves, le reportage multiplie les formules sensationnalistes, en décalage avec ce qui est montré, et tente présenter “les” Roms comme de grands criminels en bande organisée, en ne montrant que de petits vols de survie, ou des gens qui tirent des câbles électriques illégalement pour s’éclairer ou se chauffer.
On y voit en fait le quotidien de travailleurs pauvres vivant dans des conditions indignes, dans l’indifférence des pouvoirs publics.
Ce type de reportage vient perpétuer un racisme institutionnel envers les Roms. Un racisme bien pratique, car, en essentialisant ces personnes et en en parlant ainsi, on en fait des objets et non des sujets politiques capables de porter leurs propres revendications. On décrédibilise leur parole en amont, ils ne parlent pas, mais on parle d’eux. Pas besoin alors de s’intéresser à leurs conditions de vie réelles, pas besoin de tenter de résorber les bidonvilles. Au contraire, on renforce les frontières de la communauté pour être sûr qu’il n’y ait quasiment aucun lien avec d’autres groupes sociaux, et on permet ainsi à des patrons de pouvoir profiter d’une main d’œuvre à pas cher, qui connaît mal ses droits et se fait ainsi mieux exploiter.
Soyons clairs, “les Roms” de France ou de Nantes, ça n’existe pas. Il y a autant de familles et de terrains que de réalités sociales différentes. Sur certains terrains, tous les adultes travaillent, les enfants vont à l’école, etc. D’autres, où les terrains sont tellement boueux, où être propre est un combat, et l’école si éloignée, que les enfants y vont très peu. D’autres encore, où certaines familles ou personnes sont prises au piège dans des réseaux criminels, comme ça peut être le cas dans les situations de grande pauvreté. Certains terrains vont être propres et d’une certaine beauté, parce que décorés, fleuris, bien aménagés, autoconstruits avec un patchwork de matériaux récupérés. Quand d’autres sont entourés de ferraille et de déchets. Cela dépend de l’organisation collective, du niveau de pauvreté, du nombre d’années que les gens sont en France, de leur maîtrise de la langue et de l’administration française, ou encore de l’aide extérieure dont ils et elles peuvent bénéficier ou non.
Ce ne sont pas les roms qui posent problème. C’est le fait de laisser autant de personnes vivre dans la misère des bidonvilles, c’est qu’il y ait autant de travailleurs et travailleuses pauvres.
Certains terrains cristallisent les tensions avec les riverains. Dans la plupart de ces cas, les institutions choisissent la stratégie du pourrissement. On laisse des gens en difficultés sociales livrés à eux-mêmes et on s’étonne qu’il y ait des conséquences, une économie parallèle qui se développe, mais aussi des tensions avec les riverains. Récemment, des articles parlent de situation d’emprise, de réseaux mafieux,.. la plupart du temps parce que les personnes arrivant en France ne savent pas comment se débrouiller pour trouver un travail ou autre et passent par des intermédiaires. Des situations qu’un accueil digne permettrait d’éviter !
La stratégie du pourrissement, c’est savoir qu’il y a des personnes qui vivent dans des conditions indignes, ne rien faire pour l’améliorer et laisser les gens se bouffer entre eux. Un terreau de fantasmes qui nourrit bien l’extrême droite. Comme pour bien d’autres luttes, il nous faut remettre le clivage au moins endroit : nous devons nous associer contre le pouvoir institutionnel, plutôt que de nous diviser entre nous, qui avons plus à partager en termes de conditions de vie et d’intérêts. Avant les Roms, bien d’autres communautés ont vécu en bidonvilles en arrivant en France, ont subi des attaques racistes, des discours de déshumanisation. A la finale, il s’agissait à chaque fois de travailleurs et travailleuses pauvres….
Le seul moment où on s’intéresse à ces personnes, c’est lorsqu’on veut les déplacer pour récupérer le terrain sur lequel elles sont. C’est ainsi que depuis décembre dernier, les habitant-es de la Prairie de Mauves ont vu la mairie leur installer l’électricité, quelques mois avant qu’elle ne les expulse… Cela fait pourtant 7 ans que certain-es d’entre eux vivent là !
Dans la ZAC Doulon-Gohards : on veut les expulser pour les remplacer par des mares avec des grenouilles afin de compenser la destruction d’habitats d’espèces protégées. D’autres seront déplacés pour accueillir les chapiteaux du futur Pôle des arts nomades pour les circassiens (ironie ?).
Dans la ZAC Pirmil les Isles : on a créé un équipement culturel appelé “Transfert” (ironique ?) pour déplacer l’installation de Roms à cet endroit-là avant la construction de logements.
Sur l’île de Nantes : ils et elles se sont déplacées à mesure que le projet urbain avançait.
Dans la ZAC du Champ de Manoeuvre, près de l’incinérateur de Saint-Herblain où il y a un projet de méthaniseur,… : là aussi le projet urbain va repousser les Roms sur d’autres terrains.
A Prairie de Mauves, lorsque la métropole veut “bien s’occuper” des gens et de la situation, elle commence par construire une palissade blanche, pour qu’aucune caravane supplémentaire ne rentre… Difficile de ne pas y voir une façon de parquer les gens, ou encore de cacher ce qui pourrait bien s’y passer derrière. L’entrée est maintenant gardée 24h sur 24h par des agents de sécurité quelque peu nerveux, qui vous posent tout un tas de questions, préjugeant de larcins que vous seriez venus faire sur place. A l’intérieur, toutes les caravanes ont été numérotées et les terrains (il y en a 7 au total) se sont vu attribuer un nom administratif. C’est ce qu’ils appellent un diagnostic social. En comparaison avec la situation à Doulon, où on n’est même pas aller voir les gens pour les prévenir qu’il leur faudra partir pour être remplacés par des grenouilles, on ne peut que saluer l’effort. Mais fondamentalement, le traitement ne change pas beaucoup : ces habitant-es ne sont pas traités comme tels, ils et elles représentent un problème à gérer, ou plutôt, à déplacer.
L’histoire des trajectoires des Roms à Nantes retrace celle de la fabrique de la métropole ! Le pouvoir habitant rom entre en confrontation direct avec l’appropriation, l’accaparement de l’espace par les investisseurs industriels et promoteurs, en mettant en lumière les inégalités criantes produites par ce système capitaliste à plusieurs vitesses, en venant bouleverser leur calendrier. A Nantes, les militant-es qui luttent pour la réappropriation de leur vie et de leur ville et pour l’égale dignité de toutes et tous ont un terrain de lutte partagé avec les familles roms. A condition d’apprendre à se connaître, de comprendre les vécus les uns des autres, s’entraider et de se soutenir.