Anatomie d’une inflammation politique
Dans l’article “Vers un espace public d’extrême-droite”, nous avons abordé le slogan américain du free speech. Nous sommes aussi familiers de sa déclinaison française : “On ne peut plus rien dire”. Il apparaît de plus en plus clairement, notamment depuis la victoire de Trump, que derrière leur discours sur la liberté d’expression, il s’agit surtout de renverser les interdictions du politiquement correct.
Il y a un politiquement correct libéral, qui détermine le champ de ce qu’il est possible de dire de manière audible. Celui-ci est placé sous une double pression. D’un côté, celle de minorités progressistes demandant un élargissement de ce qu’il est interdit de dire, par exemple de mots offensant ou rabaissant certaines communautés. De l’autre, celle des groupes conservateurs, réactionnaires, et parfois néofascistes, qui forment des alliances de circonstance pour disqualifier certains courants – par exemple en qualifiant d’écoterroristes le champ de l’écologie radicale, ou plus récemment d’antisémites l’ensemble des soutiens de la cause palestinienne et des critiques de l’extrême-droite israélienne. Au-delà de ces alliances larges à droite pour refermer le champ du dicible sur la gauche, les groupes d’extrême-droite et leurs relais médiatiques mènent une offensive pour élargir ce qu’il est possible de porter en permettant par exemple l’expression de certains types de racisme (notamment le racisme culturel stigmatisant les personnes issues du monde méditerranéen, en particulier d’Afrique du Nord, par le prisme de leur islamité supposée et de l’incompatibilité de la “culture musulmane” avec la “culture française”). Pour justifier cette réaction face au “on ne peut plus rien dire”, ils s’appuient malheureusement sur l’agacement suscité par un courant restreint du champ progressiste ayant adopté comme un réel mode d’action la caricature qu’en fait l’extrême-droite, à coups de performativité militante vide de sens et de campagnes de harcèlement visant l’usage de certains mots.
Néanmoins, le constat principal qu’on peut faire, n’est pas qu’on ne peut plus rien dire, mais qu’on ne peut plus rien se dire. Que le dialogue politique est devenu pesant, dangereux.
Le constat est unanime, parmi mes interlocuteurs de divers milieux sociaux.
Déjà, en 2019, une enquête faisait le même constat : 89% des 6000 sondés considéraient que le débat public était “de plus en plus agressif”. Cette enquête pointait en outre que de nombreuses personnes n’osaient plus exprimer leurs opinions, la moitié cherchant à éviter le débat au maximum. C’était plutôt le cas des plus défavorisés, et des moins diplômés, de ceux qu’ils identifiaient comme “laissés pour comptes”, dont les trois quarts fuient ce genre d’échanges, tandis que les identitaires n’étaient que 30% à ne pas oser exprimer leurs opinions. Cinq ans plus tard, les opinions construites sur le nationalisme ou le racisme sont d’autant plus acceptées et présentes dans l’espace public. Mais le débat est encore plus agressif.
En 2005, Chantal Mouffe rédigeait un livre qui dénonçait “l’illusion du consensus”. On vivait alors, avant la crise de 2008, dans une période de libéralisme triomphant. Les leaders de la gauche issue de l’internationale ouvrière s’étaient convertis aux vertus du social-libéralisme et des privatisations. Le référendum sur le traité constitutionnel européen devait valider l’adoption d’un néolibéralisme érigé en principe juridique fondamental. Le non-respect du résultat du vote a entraîné petit à petit un raidissement des positions. Cette période a marqué, en France, un tournant du dialogue entre une élite convaincue et pro-européenne et des pans de la population de plus en plus défiante.
Aujourd’hui, après quelques années, en effet, on semble être passés de l’illusion du consensus à l’illusion de la guerre civile, où des nuances passent pour des désaccords complets. Où de plus en plus, il n’y a pas de raison valable pour un camp de confronter de manière honnête ses idées avec l’autre. C’est-à-dire qu’il n’a plus rien à y gagner, ce n’est plus comme cela qu’on peut convaincre.
La série La Fièvre donne la matrice de la tendance à l’œuvre, en illustrant – même si c’est de manière fictionnelle, donc en partie caricaturale – la montée des affrontements identitaires. Le fait que cette série parle aux acteurs politiques est en soi un signe.
On peut aussi rappeler le succès de la chanson d’Orelsan “L’odeur de l’essence”, qui exprime cette même idée centrale, qu’il ne semble plus possible de discuter car “tout le monde est sur la défensive”.
Ce que nous appelons ici l’inflammation, c’est ce fait politique qui caractérise la tension grandissante éprouvée dans le débat politique en général, y compris dans les discussions du quotidien. Cette tension est ressentie, évoquée, peut-être projetée, mais elle devient réelle à partir du moment où beaucoup de gens l’anticipent. Ils craignent que le débat ne se tienne pas entre des adversaires qui se taperaient gentiment dans la main à la fin du match, mais que le conflit mette aux prises des ennemis qui finiront par se battre ou se tirer dessus (qui sait, peut-être dès maintenant ?).
Comment expliquer et analyser cette inflammation politique ?
Les facteurs d’inflammation
L’inflammation politique n’est ni un accident ni une fatalité, mais le produit d’une aliénation de l’espace public, qui se transforme sous l’effet du succès d’entrepreneurs de colère qui profitent de l’effondrement des structures collectives pour modifier le cadre même du débat, comme nous l’avons analysé dans ce précédent article.
Plus profondément, elle se construit sur une polarisation de l’espace public qui correspond à une nouvelle phase du développement du capitalisme.
De nouvelles sphères de nos vies sont désormais – récemment – inféodées à la sphère marchande. C’est particulièrement visible dans deux domaines : celui de l’espace public, et celui des rencontres. Il y a une vingtaine d’années, certains espaces publics étaient configurés selon des logiques marchandes, dans les zones commerciales et industrielles ; désormais, c’est la norme, chaque espace étant pensé en fonction de sa contribution à l’attractivité économique de la ville, et fabriquer l’espace public est une compétence largement déléguée à la sphère privée. Tandis que se loger est devenu compliqué pour toute une génération. Les rencontres amoureuses sont massivement devenues l’objet de services fournis par des applications, tandis que ce mode de rencontre était très minoritaire.
L’illusion qu’il y aurait quelque chose comme la République au-dessus de la sphère marchande ne tient plus. Ce qui enlève tout intérêt à la participation politique : à quoi bon investir son énergie ou son espoir dans ce “cirque”. Les enquêtes de terrain portant sur les opinions politiques – comme celles que nous réalisons – font ressortir une multitude de déclarations de ce type, renvoyant le jeu politique à un cinéma, duquel il n’y a plus rien à attendre. Les “services publics” sont de moins en moins visibles, les gouvernements se suivent et se ressemblent. Même les acteurs sont les mêmes, les Rachida Dati, Jean-Yves Le Drian, Bruno Le Maire, ont pu être ministres sous des gouvernements issus de bords censés être différents. Et c’est énervant. Ces acteurs ne se tiennent même plus, ils se permettent d’être méprisants. La tension monte, et les élus locaux, à portée de baffe, sont pris dans cet engrenage, quand ils ne sont pas directement attaqués par l’extrême-droite, comme à Saint-Brévin. Il est notable que beaucoup de maires disent “ne pas faire de politique”, quand près de 80% déclarent se voir comme des “entrepreneurs”.
La situation politique française
La configuration actuelle des partis favorise cette polarisation de l’espace public.
Du côté de la gauche, une surenchère de radicalité dans la forme est rendue nécessaire par la trahison des sociaux-démocrates. Pour beaucoup de citoyens, c’est actuellement un président de gauche qui est au pouvoir. Ancien conseiller de Hollande, ministre d’un gouvernement socialiste,… E. Macron n’a renié formellement son appartenance à la gauche que fort tardivement, sans jamais se revendiquer explicitement de la droite, ni même du centre. Famille à laquelle il est rattaché du fait de ses premiers soutiens (Collomb, Valls, Bayrou,…).
Pour les partis qui ont refusé de participer à cette grande réunion, il a donc fallu se distinguer de manière insistante du macronisme, ce qui a été fait autant par LFI que par LR (avant qu’ils finissent par rejoindre la grande coalition).
Le macronisme est lui aussi perçu comme extrêmement violent par une partie de la population. Une figure comme Chirac, en comparaison, semblait gouverner en prenant en compte l’opposition ou les mouvements sociaux. La répression très forte du mouvement des gilets jaunes se rapproche davantage des standards de régimes autoritaires modérés que de celui des démocraties européennes. Le discours du parti macroniste est cohérent avec cette pratique, en renvoyant ses principaux adversaires comme des extrêmes indignes de diriger le pays, et en multipliant les déclarations méprisantes. La marionnette Bayrou des Guignols de l’info incarnait le centrisme mou ; on l’a opportunément rappelé dans un moment de flottement où il fallait être conciliant. Loin de cette image néanmoins, il gouverne dans un régime centriste autoritaire, peu près au compromis, comme il vient encore de le montrer en crachant à plusieurs reprises sur le parti socialiste, et en enterrant définitivement le retour aux 62 ans.
C’est là un extrême centre qui a émergé. L’historien Pierre Serna propose de considérer cette forme particulière du centrisme qui est déjà présente aux lendemains de la Révolution française, ou encore dans l’Italie des années de plomb, et qui a ressurgi avec Macron.
Ce courant désigne une forme de centrisme qui, en cherchant à se positionner comme une alternative à la gauche radicale et à la droite populiste, finit par adopter une posture floue, voire opportuniste, pour préserver le système en place. Il se présente comme une force « au-dessus » des divisions partisanes, et prône un pragmatisme qui évite les débats idéologiques. L’extrême centre peut reprendre certains éléments du discours de la gauche radicale (“Révolution”) ou de la droite nationaliste, mais en les vidant de leur substance transformative. Si son idéologie est fluctuante, tantôt progressiste, tantôt conservatrice, il se caractérise surtout par l’intolérance dont il fait preuve à l’égard de ses adversaires politiques, et sa pratique autoritaire du pouvoir, écrasant les révoltes populaires. Il affiche sa modération tout en diabolisant ses opposants. D’un point de vue marxiste, il correspond à la radicalisation de la bourgeoisie, qui accompagne des phases de contestation croissante et la mise en place d’un nouveau régime politique permettant d’imposer de nouveaux accaparements.
Tout ceci favorise la polarisation affective du débat politique. Pour l’extrême droite, la gauche est la complice de la destruction de la civilisation. Pour l’extrême-centre, gauche et droite sont deux versions de la stupidité populaire que quelques coups de matraque ou de flashball vont faire rentrer dans le rang pour le bien supérieur. Pour une partie de la gauche, le fascisme commence à peu près à la motion la plus centriste du PS (une partie de l’extrême-gauche y inclut même la France insoumise, et tous les “rouge-bruns” de gauche radicale, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas correctement progressistes sur tous les sujets).
Cette situation traduit aussi un moment particulier de l’histoire de notre pays, soumis à des défis inédits (la gestion de la décolonisation et de l’affaiblissement de la Françafrique, l’épuisement de l’équilibre institutionnel né avec la guerre d’Algérie, le décrochage au niveau géopolitique, l’imposition de la construction européenne avec le tournant de la rigueur de 1983 et le non-respect du référendum de 2005,…). Toutes ces tensions contribuent à enflammer les débats. Mais elle est révélatrice d’une tendance plus générale, puisque des dynamiques similaires s’observent dans d’autres pays.
Le marché des opinions préfabriquées
Une partie de l’explication tient probablement à des éléments matériels, techniques et économiques. Ceux-ci favorisent progressivement la polarisation.
Parmi ces éléments, on peut s’attarder sur l’évolution du champ médiatique, qui se caractérise par une érosion de la presse écrite, l’apparition de chaînes d’opinion, et l’importance grandissante des formats courts sur les réseaux sociaux. Par exemple, le succès de réseaux comme Instagram et Tiktok, qui favorisent les messages courts, appellent les courants politiques à en adopter les codes. En 30 secondes, une minute, il faut convaincre, sans contradiction. Cela modifie même la manière dont les politiques préparent les débats télé, en privilégiant des prises de paroles face caméra, préparés, glissées au milieu des échanges pour être repris sous forme de réels percutants.
Ces formats traduisent en images les tweets, qui, dès les années 2010, ont influé sur la pratique des journalistes qui ont massivement investi ce réseau. Si, au départ, les tweets ont plutôt tendance à encourager le débat contradictoire, ils favorisent aussi la mauvaise compréhension et un argumentaire simpliste, et, depuis le rachat de Twitter par Musk, la quasi-absence de modération favorise les analyses conspirationnistes, racistes, et les pratiques de harcèlement. Le nouveau schéma de discussion est souvent le suivant : des pensées élaborées dans les champs universitaires et militants sont vulgarisées puis diffusées via Instagram ou YouTube et servent de points d’appui pour cibler sur X/Twitter les communautés concurrentes.
Pour s’adapter à ces nouveaux médias, notre époque voit proliférer ce qu’on pourrait appeler une « pensée en kit » : des opinions préemballées, distribuées via les réseaux sociaux, adaptées à chaque « segment de marché ». Ces packages de pensée, souvent contradictoires entre eux, sont consommés sans être digérés, répétés sans être compris, puisqu’ils sont présentés par des influenceurs en quelques minutes. On doit vite assimiler les quelques mots-clés d’une cause, puisqu’il y en a tellement…Il faut donc être spectaculaire pour attirer l’attention, et aller droit au but. Pierre Bourdieu décrivait déjà les fast-thinkers produisant des discours prêts-à-penser pour répondre aux impératifs médiatiques de la télévision, un effet qui s’est encore renforcé.
Il est là encore classique qu’une personne se construise des opinions sans adopter des pensées systématiques. Après tout, les individus sont exposés à une diversité de normes et de valeurs à travers différents groupes sociaux (famille, pairs, institutions éducatives), ce qui peut conduire à l’adoption simultanée de valeurs contradictoires.
Mais la vitesse à laquelle il faut s’adapter a augmenté. Si on sortait d’un isolement de quelques années, on ne serait “plus à la page” des préoccupations du moment. Un peu comme dans le film Good Bye Lenin, mais sans qu’il soit besoin d’un bouleversement de cette ampleur (le film raconte la sortie du coma d’une dame âgée alors que l’URSS s’est effondrée).
À tel point que maintenant, l’âge semble une variante déterminante : le “Ok, boomer” est arrivé, supplantant le “bourgeois”. Le jeunisme est une caractéristique de l’époque, d’autant plus paradoxale que la situation des jeunes des classes populaires s’est plutôt dégradée, malgré la forte présence de figures médiatiques et politiques issues de la jeunesse.
Au début des années 2010, le clivage politique s’organisait encore largement autour de débats réguliers entre des leaders d’opinion. Les émissions et journaux pouvaient facilement organiser des débats pour/contre, qui permettaient de se situer, par exemple, sur l’échiquier gauche/droite. Majoritairement, la fabrique de l’opinion n’est plus dialectique : Instagram ou Tiktok ne sont pas des réseaux qui fonctionnent sur le mode du débat, puisque chaque courant peut développer son argumentation dans son couloir. C’est la même chose au niveau médiatique : comme le notait récemment un article du Monde, depuis la mort de Bernard Maris, assassiné le 7 janvier 2015, il n’y a plus d’économiste antilibéral qui ait son rond de serviette dans les principaux médias.
Les médias, d’ailleurs, sont beaucoup plus homogènes politiquement. Le plus souvent, les plateaux délivrent des analyses complètement orientées, de manière parfaitement assumée dans le cas de CNews. Dans ceux qui sont les plus ouverts, les chroniqueurs officiellement de gauche (au niveau du temps de parole) reflètent rarement le barycentre de ce camp, alors même qu’ils sont minoritaires (il y a beaucoup de “macronistes de gauche”). Dans le même temps, de nombreuses chaînes de streaming vidéo développent des argumentaires plus ou moins liés à des partis.
Les moments de débat sont ainsi plutôt des moments de “clash”, éventuellement de crossovers entre deux influenceurs qui se rencontrent exceptionnellement ; quand ce ne sont pas directement des appels au harcèlement de ses opposants, notamment via les réseaux sociaux.
Se protéger de l’espace public
Un des constats majeurs de notre époque est que, pour éviter de s’exprimer politiquement, nombreux sont ceux qui revendiquent la dimension privée de leurs opinions ou de leurs votes. Il y a même une tendance à réduire le politique à un choix privé, à l’image d’une préférence de marque. Pourtant, cette position est en totale contradiction avec l’idée même d’un espace public, lieu de délibération collective et de confrontation d’idées. En cloisonnant leur opinion dans l’intime, les individus abandonnent la possibilité de participer à la formation d’un jugement collectif.
Cette conception plutôt libérale et consumériste de la politique pourrait être comprise avec la théorie de l’espace public de Hannah Arendt, qui distingue la sphère du travail de celle de l’action au sens politique. Dans cette conception, certains acteurs font le choix d’apparaître dans l’espace public. Celui-ci est un lieu de rencontre où la pluralité des individus se manifeste. Chaque acte public, en étant irréversible et imprévisible, inscrit la singularité de l’individu dans le monde et contribue à sa quête d’immortalité – non pas par une continuité matérielle, mais par la trace que l’on y laisse à travers le discours et l’action. La capacité d’agir et de commencer quelque chose de nouveau – ce qu’elle nomme la natalité – est la condition même de l’existence politique. La naissance de chaque individu apporte une « possibilité d’action » renouvelée, indispensable pour renouveler le débat public et assurer la continuité de la vie politique. En comparaison de Habermas, Arendt insiste notamment sur la fragilité et la temporalité du domaine public, marqué par la pluralité des points de vue et l’absence de contrôle total sur les conséquences des actes politiques.
Cette privatisation de la parole contribue à renforcer l’emprise des médias, et notamment de la télévision, qui s’impose comme le seul interlocuteur public, relayée ensuite sur les autres plateformes. De plus, la gêne persistante dans certaines régions à afficher un vote ou une opinion rattachée à l’extrême-droite dans certaines régions témoigne d’une culpabilité intériorisée, un malaise qui, paradoxalement, alimente la radicalisation en conférant à ces positions un attrait de rébellion identitaire. Le RN continue de se présenter en parti antisystème qu’on n’a jamais assez essayé, tout en travaillant à sa notabilisation et à la poursuite de sa dédiabolisation.
L’effet Covid
La crise sanitaire liée au Covid-19 a agi comme un catalyseur de ces tensions préexistantes. Le confinement, l’isolement social et la précarisation économique ont amplifié la méfiance et l’agressivité au sein de la société. La tension s’est aussi polarisée autour de sujets qui étaient peu investis par les partis, et ont produit des antagonismes horizontaux bien que socialement marqués, en particulier sur le vaccin et les différentes restrictions sanitaires. Les mensonges et les revirements du gouvernement ont aussi nourri les analyses conspirationnistes.
Le mal-être des jeunes a explosé. L’habitude de l’isolement ou de la limitation des contacts à la sphère familiale a aussi nourri la tentation du repli individuel et le sentiment qu’on ne peut compter que sur ses proches.
Il y a un cocktail explosif entre un mal-être grandissant, un isolement croissant et de nombreux sujets de tension comme le vaccin, Gaza, l’antisémitisme, l’Ukraine, ou les enjeux écologiques.
Se parler quand même ?
La liste des sujets qu’on évite d’aborder s’allonge. C’est d’autant plus compliqué que certains de ces sujets ont un impact direct sur la vie quotidienne, y compris les enjeux géopolitiques qui se traduisent par exemple par la hausse des prix.
Avoir ces nombreux sujets inflammables sur la table et plus de cadres de pensées partagés nous donne une impression de flou, de confusion, et de lourdeur, qui participe probablement du rejet de la politique en général.
Faute d’apporter ces cadres clairs, les principaux partis jonglent avec des positions parfois irréconciliables. On le voit par exemple dans les voltefaces diplomatiques de Macron sur Israël et dans sa (très mauvaise) diplomatie africaine, mais aussi dans la prise en compte par la FI, EELV, et le RN du rejet massif de la politique sanitaire, surtout dans les milieux populaires – qu’ils tentent de concilier avec le soutien dont ils bénéficient de catégories plus installées, et plus favorables aux obligations et aux restrictions. Il est aussi délicat de fixer des priorités politiques sans que ce soit perçu comme le rejet d’autres préoccupations.
Cela conduit à un doute généralisé, d’autant plus difficile à exprimer dans des conversations que chacun a peur de se voir accoler une étiquette infamante (complotiste, antisémite, pro-Poutine, destructeur de la Terre ou amish, …) s’il les exprime, ou s’exprime de manière maladroite. De ce que l’on observe, malheureusement, de plus en plus de gens sont tentés d’assumer ces étiquettes, de retourner le stigmate et d’aller au bout de ce genre de positions.
Mais où peut-on encore avoir ces discussions où l’on peut opposer une analyse critique rationnelle à ces doutes ? C’est difficile parce qu’il faut être suffisamment assuré pour orienter la discussion vers les structures plutôt que les faits divers. C’est difficile aussi parce qu’il sera toujours plus facile d’alimenter la machine à défiance. Quand notre interlocuteur nous dit : “tous pourris”, il est plus facile de répondre oui que de construire une réponse structurée – parce qu’on n’a pas non plus envie de “les défendre”, même si le problème ne vient jamais de l’individualité de tel ou tel personnage public mais de la constitution matérielle de la société.
Or, il y a beaucoup de moyens qui sont mis pour discréditer les émetteurs de telles pensées critiques.
Le fait qu’on n’ose plus s’exprimer, qu’un climat de tension et de peur s’installe, favorise l’émergence d’un espace public où seules des variantes d’extrême-droite peuvent tirer leur épingle du jeu.
Le problème dans cette situation est bien celui de la capacité à reconstituer des structures susceptibles de faire émerger un autre type d’espace public, de discussions, de rationalité. De relayer des analyses critiques audibles. Ce que nous continuerons d’explorer dans les prochains articles.
Bibliographie
Arendt, Hannah (1958). La Condition humaine. Paris : Gallimard / Calmann-Lévy.
Bourdieu, Pierre (1996). Sur la télévision. Paris : Liber-Raisons d’agir.
Coquard, Benoît (2019). Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin. Paris : La Découverte.
Mouffe, Chantal (2005). On the Political. Routledge. (Trad. française : Mouffe, Chantal (2005). L’Illusion du consensus. Paris : Albin Michel.)
Serna, Pierre (2021). L’Extrême Centre ou le poison français. 1789-2019. Paris : Champ Vallon.
Torrès, Olivier et Le Moal, Mathieu (2024). “Catégorisation des stresseurs et des satisfacteurs de l’activité publique des maires-entrepreneurs de petites communes”. CIFEPME24, Quebec (Canada). ⟨hal-04845361⟩
Enquête IPSOS (2019). Le Débat public en France : agressivité et autocensure. Paris : Institut Montaigne.
Le Monde (2023). « Bernard Maris, une absence qui persiste dans le débat économique », Le Monde, 5 janvier.
Série télévisée : La Fièvre (Canal+, 2023), créée par Eric Benzekri.