Lors des dernières législatives, la Loire-Atlantique est restée l’un des rares départements à n’offrir aucun siège de député au Rassemblement national. En revanche, la progression du vote d’extrême droite, elle, ne fait plus aucun doute. Le parti à la flamme l’a d’ailleurs bien compris : depuis cet été, déjà deux meetings organisés en quelques mois, notamment, pour venir préparer de futures candidatures aux municipales de 2026…
Alors que certain-es surfent sur les divisions territoriales entre les métropoles et les “périphéries”, nous nous devons de mieux connaître nos propres territoires, d’en connaître les dynamiques de fond, les points qui rassemblent, et ceux qu’il nous faut politiquement travailler.
La Loire-Atlantique est composée de zones très disparates : une métropole parmi les plus attractives du pays, des zones rurales attractives, une côte touristique, des campagnes rurales et industrielles sans dynamique particulière, et la région de Saint-Nazaire. Le bassin nazairien est une terre ouvrière, industrielle, qui résiste de toutes ses forces à la désindustrialisation – pour combien de temps encore ? Alors que la moyenne nationale se situe autour de 20 % d’ouvriers, les communes du bassin nazairien, comme Donges, en compte 30 à 35 % avec moins de 3% de cadres ! Malheureusement, comme ailleurs dans le pays, l’extrême droite y est aujourd’hui très forte. Toutes les études électorales de ces dernières années, dont la plus récente de Bouba-Olga, l’attestent : il existe une corrélation claire entre la forte présence d’ouvriers et la progression de l’extrême droite1.
Donges est l’une des communes à avoir clairement basculé à l’extrême droite. Au premier tour des législatives de cet été, elle a placé la candidature RN en tête, avec 44,69 % des suffrages, contre 26,04 % pour le candidat insoumis.
Comment expliquer que cette ville ouvrière, bastion historique de la gauche, se soit transformée en terrain fertile pour l’extrême droite ? Qui sont les électeurs du RN à Donges ? À partir de quelles réalités quotidiennes, réelles ou fantasmées, le vote RN s’est-il construit ? Les services publics sont-ils en réel recul dans la commune ? Comment est vécu le territoire ? Quelles sont les sociabilités Dongeoises, les tensions entre habitant-es ou travailleurs ?
D’abord, plantons le décor.
Donges, “la ville qui sent”, vit au rythme de la raffinerie TotalEnergies. Elle en impose avec ses quatre cheminées et son épaisse fumée. Elle pèse aussi dans le paysage économique : deuxième plus grande raffinerie de France, c’est un pilier économique majeur du bassin nazairien, qui emploie environ 650 personnes en interne, auxquels s’ajoutent 400 à 500 travailleurs sous-traitants réguliers, soit un total de plus de 1 100 emplois directs.
En plus d’être le moteur principal de la vie économique locale, la raffinerie impacte la santé des habitant-es et dicte également le prix des logements.
Donges à l’ombre de la raffinerie :
Pourtant, à première vue, Donges comme les autres communes du bassin nazairien semble bien s’en tirer. Le taux de chômage est de 8,1 %, soit un niveau inférieur à la moyenne nationale de 9,8 %. Près d’une cinquantaine d’entreprises et zones industrielles encerclent la commune. Pourtant, l’ambiance est tout de même au déclassement. Les habitant·es subissent malgré tout la lente désindustrialisation. Les dernières actualités parlent d’elles-mêmes : la fermeture de l’usine Yara entraîne le licenciement de 139 des 170 salariés. General Electric dans la commune voisine, à Montoir, qui lance un plan social dans le site d’assemblage des nacelles d’éoliennes en mer, prévoyait initialement la suppression de 140 postes sur les 400 actuels ce seront finalement 111 emplois ). Mais aussi, le grand port Nantes-Saint-Nazaire qui voit son activité chuter de 10 % cette année, menaçant une partie des quelques 29 000 emplois actuels et entraînant une baisse du recours à la main d’œuvre en intérim.
Au vu du paysage économique local, malgré un taux de chômage relativement faible, les menaces de licenciements s’accumulent. Il n’est pas étonnant que la peur et l’incertitude quant à l’avenir guident les choix de vote.
L’histoire même de la commune est profondément marquée par son lien étroit avec la raffinerie. Les années 30 marquent un tournant pour la commune, longtemps agricole, elle a vu en 1932 s’installer sur ses rives la première unité de raffinages. En très peu de temps, et en pleine crise agricole, Donges se transforme en cité industrielle. La deuxième guerre mondiale vient une fois de plus transformer le paysage. Sous forte influence des raffineurs, le bourg fut totalement reconstruit permettant à la raffinerie de s’étendre sans contrainte dès les années 19502. La relation entre Donges et la raffinerie semble s’effriter. En échange des nuisances et des pollutions, elle apportait emplois et recettes fiscales à la commune. Mais ce deal semble aujourd’hui rompu. Avec la redistribution des recettes fiscales sur l’ensemble du bassin nazairien depuis 2001, Donges a perdu le monopole de cette manne financière, tandis que les nuisances, elles, restent une exclusivité pour la ville.
En réalité, si pendant longtemps les Dongeois étaient avant tout des ouvriers de cette dernière, les quelque 8 000 habitants actuels de la commune n’ont presque plus aucun lien direct avec la raffinerie. En effet, la raffinerie représentait 3000 emplois pour les habitants en 1960 contre 630 aujourd’hui. De plus, depuis quelques années, l’entreprise embauche en grande partie des travailleurs détachés. Bien que généralement accepté, car perçu comme une condition nécessaire à la survie des industries locales, ce phénomène reste une forme de “délocalisation sur place” qui n’est pas sans donner une impression de recul de l’industrie locale.
En résumé, Donges était autrefois une ville industrielle où l’on acceptait les nuisances en échange de l’emploi. Aujourd’hui, vivre à Donges, c’est prendre le risque « de voir un jour la raffinerie exploser », et d’en supporter les nuisances sans pourtant bénéficier delà garantie de l’emploi.
À mesure que le nombre d’emplois industriels locaux s’amenuise, les habitants semblent avoir l’impression que leur ville se meurt elle aussi… Pour les gens que j’ai croisés, les commerces disparaissent tout comme les services publics. Il faut dire qu’en arrivant, on voit le bâtiment désaffecté de l’ancienne gare, donnant une impression de déclin. Et dès l’entrée de la ville, une banderole contestant la fermeture du bureau de poste. Comme dans beaucoup de communes périurbaines, les guichets ferment, participant à un sentiment d’abandon de l’Etat. Le bureau de poste de Donges est menacé de fermeture depuis quelques années. Initialement prévue pour juin 2023, cette décision avait suscité une forte mobilisation des habitants et des élus locaux, permettant de la repousser. Mais déjà aujourd’hui, la poste n’est plus ouverte tous les jours, et les horaires d’ouverture se limitent à la matinée. Pour les personnes rencontrées, c’est une “décision politique d’en haut » qui n’a aucun sens et contre laquelle on ne peut rien faire.
Donges “la ville qui sent” : causes et conséquences
Historiquement pilier économique, la raffinerie est aujourd’hui davantage source de nuisances. La “ville qui sent” n’est pas qu’une expression. Beaucoup d’habitant-es témoignent dans ce sens : « Certains jours, les odeurs de la raffinerie sont insupportables, mais on sait que c’est que pour une journée. », j’ai aussi pu entendre que beaucoup “de gens ont peur, c’est pour ça qu’ils partent et ne veulent plus y habiter. Mais bon, moi à force d’être ici j’y fais plus attention”. Si certaines personnes semblent résignées, beaucoup témoignent une forte inquiétude et angoisse. Car vivre à Donges, c’est aussi vivre avec un risque omniprésent : celui d’une catastrophe industrielle.
La raffinerie (site classé Seveso “seuil haut”) est loin d’avoir le monopole du risque dans le paysage industriel de Donges. D’autres sites industriels occupent le territoire : Elengy (production de combustible gazeux), usine Yara, SFDM entreprise et stockage (production de 500 tonnes par an de déchets dangereux). Ces dernières années, les journaux locaux titraient sur les très nombreuses défaillances de la raffinerie, ou encore sur les accidents de l’usine Yara mettant en danger les salariés et les habitant-es. Évidemment, ces pollutions ont des conséquences directes sur la santé de ces derniers. Les données de l’Observatoire Régional de la Santé (ORS) des Pays de la Loire sont formelles : la santé des habitants du bassin nazairien, Donges inclus, est nettement plus préoccupante que celle du reste de la Loire-Atlantique. Le risque de développer un cancer du poumon y est supérieur de 19 %. Pour d’autres cancers – du nez, de la gorge, de l’œsophage ou encore du pharynx – on atteint presque 28 %. En moyenne, les hommes du secteur meurent précocement (avant 65 ans) 42 % plus souvent que la moyenne nationale. Pourtant les autorités locales maintiennent cette omerta et continuent de minimiser les liens avec la pollution industrielle.
L’impact sur la santé est donc assez alarmant. D’autant que l’accès aux soins est devenu une véritable épreuve pour les Dongeois. Aujourd’hui, la commune souffre d’un cruel manque de médecins : en une décennie, leur nombre est passé de quatre à un seul à temps plein. Un tiers des habitants n’aurait pas de médecin traitant. Quant aux solutions comme la téléconsultation, mises en avant dans les pharmacies du centre-ville, elles sont évidemment loin de combler le vide.
Vivre à Donges c’est donc vivre avec la conscience d’un risque sanitaire. Même si les pollutions sont moins visibles qu’autrefois, elles restent présentes, et leur impact, certain.
C’est du fait de ces nuisances que le logement reste accessible dans la commune. On pourrait parler de stock de logements peu chers, accessibles aux classes populaires, notamment celles qui cherchent à accéder au rêve pavillonnaire et de la propriété privée. C’est ce qui explique la composition majoritairement ouvrière (22,7 % en 2020) et employée (19,8 %) de la ville. Les cadres, eux, semblent avoir déserté (2,9%) – comme en témoignent les habitants historiques – partis vivre sur la côte ou à Nantes. Pour les travailleurs aspirant à la propriété privée, même lorsque c’est un peu loin de leur lieu de travail, Donges apparaît comme une voie accessible. Le prix moyen d’une maison à Donges est de 2 140 €/m², soit bien en dessous de la moyenne départementale de 2 960 €/m² et surtout 39 % moins cher qu’à Saint-Nazaire3 !
Donges s’inscrit dans cette dynamique de la “France pavillonnaire” , illustrée par le développement du quartier des Ecottais. Sorti de terre au nord de la commune à partir des années 2000, ce quartier résidentiel attire de nouveaux habitants, en particulier des familles fuyant les hausses des prix du logement à Saint-Nazaire, ou de la métropole nantaise. Entre 2015 et 2021 près de 400 nouveaux habitants sont venus s’installer à Donges. D’ailleurs, ces choix urbanistiques sont dictés par une mairie « sans étiquette » (comprendre de droite) qui s’inscrit dans les politiques d’attractivité. “Le maire aurait l’espoir de tourner le dos à la raffinerie et d’attirer toujours plus de cadres” me racontait une habitante. Malgré ces efforts, les cadres n’ont toujours pas ré-investi les murs de cette cité industrielle: en 2012 ils représentaient 2,9 % des Dongeois.
Donges : une commune périurbaine.
“Les nouveaux arrivants vivent dans les pavillons, on ne les voit pas, ils semblent avoir des loisirs en dehors de la ville et ne participent pas à la vie communale.”. Un autre jeune dongeois me confirme ce ressenti : “pour faire la fête beaucoup vont à Saint Naz’ ou à Nantes, il n’y a rien à faire ici”. Comme dans de nombreux espaces périurbains, la vie dongeoise semble bel et bien rythmée par de longs déplacements, souvent contraints par la concentration de l’emploi dans les pôles urbains voisins comme Saint-Nazaire ou Nantes. Les trois quarts des habitants du périurbain parcourent ainsi plus de 10 kilomètres pour se rendre à leur travail. Dans la région Pays de la Loire, cette dépendance aux trajets domicile-travail s’est intensifiée au fil des années, augmentant les distances et les temps de parcours. Un sentiment de frustration peut doucement s’installer comme l’affirme Rodolphe Dodier dans Habiter : Ce que le périurbain nous apprend 4: “l’urbanité périurbaine est foncièrement suspecte[…] souvent génératrice de frustration, éloignement de la ville générant une mobilité intense mal vécue.”. Les Dongois partagent leur quotidien entre Nantes et Saint-Nazaire, que ce soit pour le travail ou les loisirs. La nationale longe la commune, en 20 minutes c’est possible d’être à Saint Nazaire et en 40 minutes à Nantes. La commune semble reléguée à un simple ancrage résidentiel, un lieu où l’on dort plus qu’on ne vit. Une phrase résume ce sentiment, souvent répétée : « Il n’y a rien à faire ici. ».
Mais alors où sont ces électeurs du Rassemblement National ? S’agit-il des nouveaux habitants résidant dans les pavillons ? Ou alors ceux proches de la nationale ? Est-ce que le bourg de Donges est ancré à gauche tandis que les quartiers excentrés basculent à l’extrême droite ? Cette hypothèse, proposée par certains habitants, semble un peu fragile, même si elle se confirme partiellement au regard des résultats. En effet, le bureau qui affiche les scores les plus élevés pour le RN regroupe principalement des hameaux pavillonnaires situés à l’écart du centre-bourg. Dans les bureaux plus résidentiels, le RN est aussi élevé.Tandis que c’est sur celui qui est géographiquement le plus concentré sur le centre-bourg (le bureau n°2), que le RN réalise son plus faible score (il atteint tout de même 40 %) et que la gauche est la plus forte (et arrive légèrement devant le RN en cumulé). Une faible résistance persiste dans le vieux centre.
Donges, une ville dortoir ?
Ce que l’on voit à Donges résonne avec l’analyse proposée par Olivier Bouba-Olga : “le sur-vote RN dans le rural et le périurbain s’explique aussi par une accessibilité moins bonne aux services et équipements, notamment en matière de santé, de commerce, d’éducation, de culture ou de loisirs…, ce qui peut inciter au vote pour des partis protestataires”5. Comme avec celle de Benoît Coquard : “ quand on construit une quatre-voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même.”6.
L’aménagement du territoire, la construction de zones pavillonnaires, la forte présence de personnes de classes populaires : on semble avoir là tous les ingrédients d’un vote RN. Ce territoire péri-urbain et ouvrier concentre une population exposée à la précarité (avec des crédits), à la menace de perdre des emplois industriels, à la concurrence dans l’accès au travail, au logement, à des médecins, ainsi qu’aux risques sanitaires. Un cocktail aussi explosif que celui des pollutions du coin !
[À suivre…]
- Bouba-Olga, O. (2024, 2 juillet). Votes aux législatives : explorations géographiques. Blog d’Olivier Bouba-Olga.https://blogs.univ-poitiers.fr/o-bouba-olga/2024/07/02/votes-aux-legislatives-explorations-geographiques/ ↩︎
- Enquête Splann : De Saint-Nazaire à Donges, l’État met la pollution sous le tapis / Donges et sa raffinerie : la fin d’une idylle ↩︎
- Fiche INSEE Donges: https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=COM-44052 ↩︎
- Habiter : Ce que le périurbain nous apprend : https://www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2003_num_29_115_1461 ↩︎
- Bouba-Olga, O. (2024, 4 décembre). Géographie du vote : Une réponse à Jacques Lévy. ↩︎
- Bouchardon, W. (2025, 14 janvier). Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner ». Le Vent Se Lève ↩︎