Une politique qui transforme la ville en excluant ses habitants
Depuis plus de vingt ans, les quartiers populaires font l’objet de vastes opérations de “rénovation urbaine”, conduites notamment par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Présentées comme une amélioration du cadre de vie et un levier pour la mixité sociale, ces transformations se traduisent souvent par la démolition d’immeubles HLM et la modification profonde du tissu social. Derrière les objectifs affichés, une réalité s’impose : ces projets déplacent des milliers d’habitants et contribuent à la reconfiguration sociale des villes.
Comme le dit Madani Marzuk, du collectif Stop Démolitions, lors des Rencontres nationales des Quartiers Populaires à Toulouse : « Comment tu peux aller voir une personne qui loue depuis 30 ans, 40 ans, et lui dire : « On te fait trois propositions et si tu ne veux pas, tu dégages. On a laissé pourrir ton immeuble, et maintenant, tu pars ! » ? On est en train de démolir des quartiers entiers à Perpignan, à Toulouse, en région parisienne. »
La logique est toujours la même : remplacer d’anciens logements sociaux par des ensembles immobiliers mixtes, où la proportion de HLM diminue. L’un des effets majeurs de ces politiques est le déplacement des populations. En effet, lorsque des immeubles HLM sont détruits, les locataires se voient proposer un relogement, mais celui-ci se fait rarement dans le même quartier. Même pour les logements rénovés, en pratique, l’augmentation des charges complique le maintien ou le retour des anciens locataires.
À Roubaix, le quartier de l’Alma Gare incarne un cas emblématique de résistance à ces transformations. Déjà en lutte contre des démolitions dans les années 1990-2000, les habitants s’opposent aujourd’hui à de nouveaux projets menaçant leurs logements. Leur mobilisation met en lumière une question essentielle : la rénovation urbaine doit-elle se faire au détriment de celles et ceux qui vivent dans ces quartiers ?
Dans les métropoles les plus dynamiques, les destructions se multiplient
Comment expliquer que dans les villes qui connaissent la plus forte hausse démographique, comme Nantes, Toulouse, Bordeaux ou Montpellier, on puisse se permettre de détruire des logements existants, des appartements en bon état ? D’autant plus à une époque où il y a autant de gens qui ont des problèmes pour payer leurs loyers et où il y a un tel ralentissement dans la production de logements sociaux. Toulouse est en train de devenir la 3ème ville de France, les prix augmentent, et pourtant, dans le quartier du Mirail, la destruction de 1500 logements est programmée. Et ce n’est qu’un des multiples exemples de cette politique.
Dans une autre métropole en forte croissance, cette étrange logique opère également. Lancé en 2010, le projet de transformation du Grand Bellevue vise à redessiner ce quartier de près de 20 000 habitants, partagé entre Nantes et Saint-Herblain. Avec un budget de 350 millions d’euros – dont 310 millions financés par l’État et l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) – cette opération d’envergure cherche, d’après ses promoteurs, à améliorer le cadre de vie, dynamiser l’économie locale et renforcer les liens sociaux. En pratique, 515 logements sociaux doivent être démolis, ce qui implique le relogement des habitants dans des quartiers plus excentrés de l’agglomération nantaise ou du département. Le projet prévoit par ailleurs la construction de 900 logements neufs, incluant de l’accession libre et abordable, ainsi que la rénovation de 1 300 logements existants.
La démolition de deux immeubles de la rue Romain Rolland est justifiée par la création d’une allée permettant de circuler et d’aérer visuellement le quartier. Alors que 38 000 demandes sont en attente de logements sociaux, la priorité est plutôt d’améliorer l’image du quartier pour que des familles plus aisées s’y installent.
Comment expliquer que dans les villes qui connaissent la plus forte hausse démographique, comme Nantes, Toulouse, Bordeaux ou Montpellier, on puisse se permettre de détruire des logements existants, des appartements en bon état ?
Dans certains cas, la transformation d’un quartier ne se limite pas à une simple montée en gamme progressive. Lorsqu’un quartier populaire bénéficie d’un emplacement stratégique – proximité d’un centre-ville, d’une gare ou d’un espace naturel attractif – les opérations de rénovation peuvent provoquer une gentrification rapide et massive, dépassant largement le cadre d’un renouvellement urbain classique.

C’est ce qui se joue dans le quartier toulousain de Bonnefoy, où la rénovation du quartier accompagne la transformation de la gare Matabiau en un pôle métropolitain majeur, avec l’arrivée du TGV. À terme, ce quartier historiquement populaire pourrait voir son marché immobilier exploser, avec une arrivée massive de ménages plus aisés attirés par son accessibilité et son dynamisme économique. Le projet Toulouse EuroSudOuest s’inspire de l’exemple d’Euralille ; le même type de projet est en cours à Nantes depuis 2001, et presque terminé, avec là encore un nom très original : EuroNantes, qui grignote depuis quelques années le vieux Malakoff.
À Bonnefoy, les anciens habitants peinaient déjà depuis plusieurs années à se maintenir face à la pression immobilière croissante. Désormais, il a été en grande partie rasé, autour de l’avenue de Lyon notamment. Les bâtiments portaient la trace de cet ancien quartier maraîcher, qui s’est déjà transformé avec l’arrivée du chemin de fer à la toute fin du XIXe siècle, accueillant de nombreux cheminots. On le voit encore à l’architecture de certaines maisons. Ce type de quartiers existe dans plusieurs villes : par exemple, à Nantes, le quartier du Vieux-Doulon, ancien quartier maraîcher où se sont installés beaucoup de cheminots, dont les familles vivent encore sur place. Ce quartier, beaucoup plus excentré du centre que Bonnefoy, est néanmoins lui aussi touché par un projet de transformation urbaine (la ZAC Doulon-Gohards, pour lequel un contre-projet est porté par Sauvons les Gohards).
Désormais, les prix moyens à la vente atteignent les 4 000 € du mètre carré dans le quartier Bonnefoy. Les appartements des projets immobiliers des Gohards sont proposés à des tarifs similaires. Une telle augmentation est le résultat d’opportunités offertes par les mairies à des promoteurs immobiliers.
La rénovation est en fait l’outil d’une gentrification proactive, planifiée par les pouvoirs publics et les investisseurs. De la même façon à Paris, par exemple, des quartiers autrefois populaires mais non classés comme QPV (Quartiers Prioritaires de la Ville) ont connu une revalorisation accélérée, au point de devenir des secteurs très haut de gamme. La transformation du nord-est parisien (Belleville, Ménilmontant, La Chapelle) illustre cette dynamique : d’anciens quartiers ouvriers, progressivement réaménagés, où le prix du foncier s’est envolé en l’espace de quelques décennies.
Changer les règles de l’ANRU
Dans les projets de rénovation urbaine, les règles mêmes de l’Agence nationale de rénovation urbaine exige une réduction du nombre de logements sociaux (un déconcentration, on pourrait dire), sans laquelle il ne peut y avoir de fonds débloqués pour financer la transformation urbaine. On observe également une autre tendance : une diminution de la part de logements très sociaux (PLAI, destinés aux ménages aux revenus les plus faibles) au profit de logements intermédiaires (PLS), accessibles à des ménages aux revenus plus élevés. Cette évolution modifie le profil des habitants du quartier et contribue à l’exclusion progressive des plus précaires. Politiquement, cela permet aux édiles d’afficher le maintien d’un taux de logement sociaux à 25% (obligation légale), tout en modifiant substantiellement la population de leur ville.
Généralement, la reconstruction est inférieure à la démolition : tous les logements sociaux détruits ne sont pas remplacés, ou alors ils le sont ailleurs, en périphérie des villes. C’est l’un des objectifs de l’ANRU : répartir différemment la population des quartiers. Les grands ensembles des années 1960-1970 avaient permis de loger des milliers de familles populaires à proximité des bassins d’emploi urbains. Leur destruction s’accompagne souvent d’un éloignement des ménages les plus précaires, relogés dans des communes plus éloignées et moins bien desservies par les transports.
Ces évolutions s’inscrivent dans une stratégie urbaine où la ville est pensée comme un espace de compétition et d’attractivité économique. Les quartiers populaires, perçus comme un problème à résoudre, deviennent dans le même temps des opportunités foncières à exploiter. Cette logique pose une question fondamentale : à qui la ville est-elle destinée ?
Des solidarités locales et une mémoire urbaine effacées
Un quartier n’est pas qu’un ensemble de logements : c’est un tissu de relations, d’habitudes et d’entraide qui s’est construit sur plusieurs générations. Lorsque les démolitions se multiplient, les solidarités locales sont fragilisées, voire détruites.
Les familles qui vivent dans ces quartiers depuis longtemps ont développé des solidarités précieuses : garde d’enfants entre voisins, entraide intergénérationnelle, dynamiques associatives fortes. La dispersion des habitants après une démolition met souvent fin à ces formes d’organisation informelles, qui jouaient un rôle essentiel dans le maintien d’une vie collective. Les commerçants locaux indépendants sont souvent les premiers à devoir partir, remplacés par des chaînes à l’image plus lisse qui offrent des repères à une population plus aisée. Or un commerçant implanté dans le quartier noue des liens qui ne sont pas purement marchands ; en plus de s’adapter aux besoins des habitués.
Les quartiers populaires portent une histoire, une culture et une identité propre. À travers les démolitions, c’est aussi cette mémoire qui est effacée. Les grands ensembles ont souvent été les témoins de luttes sociales, de parcours migratoires et d’une vie ouvrière aujourd’hui marginalisée dans les récits officiels de la ville.
La mixité sociale est souvent présentée comme un remède aux “problèmes” des quartiers populaires. L’idée est simple : en mélangeant différentes catégories sociales dans un même espace urbain, on favoriserait l’égalité des chances.
Dans certains quartiers, des habitants se mobilisent pour préserver cette mémoire et empêcher la disparition totale de leur histoire. À Roubaix, dans le quartier de l’Alma Gare, la démolition d’immeubles a suscité une forte résistance, portée par ceux qui refusent que leur quartier soit simplement rayé de la carte. Ce type de mobilisation montre qu’au-delà des enjeux matériels, la question du droit à la ville est aussi une question de reconnaissance symbolique.
À l’échelle de la ville, ces transformations contribuent à un phénomène plus large de fragmentation sociale. Les classes populaires sont progressivement éloignées des centres urbains, tandis que ces derniers se transforment en espaces réservés aux classes moyennes et supérieures. Cette dynamique accentue les inégalités et renforce la ségrégation socio-spatiale.
Les justifications idéologiques des démolitions : “mixité sociale” et attractivité urbaine
Les politiques de rénovation urbaine sont justifiées par un discours idéologique qui vise à légitimer ces transformations aux yeux du grand public et des décideurs. Parmi les principaux arguments avancés, la mixité sociale occupe une place centrale.
La mixité sociale est souvent présentée comme un remède aux “problèmes” des quartiers populaires. L’idée est simple : en mélangeant différentes catégories sociales dans un même espace urbain, on favoriserait l’égalité des chances, la réussite scolaire et l’intégration économique des classes populaires. Mais derrière ce principe, les effets réels sont bien différents.
Or, on l’a vu, dans la majorité des cas, la mixité sociale se traduit par un remplacement des habitants et un tri. On garde les habitants qui paraissent les mieux insérés aux yeux des décideurs.
L’argument de la mixité sociale repose souvent sur une vision négative des quartiers populaires, perçus comme des “ghettos” à déconstruire. Pourtant, ce sont les quartiers dans lesquels il y a en fait le plus de diversité en France : un nombre incroyable de nationalités, de langues, de parcours différents. On pourrait parler de créolisation, pour reprendre le terme d’Edouard Glissant, où de nouveaux mots jaillissent, une nouvelle langue. Les quartiers à dominante HLM en France sont aussi, pour beaucoup de gens, des espaces de transition : on y vit un temps avant de s’installer plus durablement ailleurs.
La réalité derrière les discours est tout autre : on parle de mixité sociale, mais les rénovations urbaines détruisent généralement les dynamiques locales, fragilisant les habitants. Et surtout, les espaces de rencontre et de croisement entre les gens sont souvent supprimés. Combien de places sont refaites avec des bancs individuels éloignés les uns des autres ? Combien de places pour se retrouver sont transformées en lieu de passage – notamment pour permettre à la police d’entrer plus rapidement et plus facilement dans le quartier pour ses opérations ? Cela fait l’objet d’un champ d’études dédié : la prévention situationnelle, qui consiste à intégrer ce type de considérations sécuritaires dans l’aménagement. Les quartiers populaires sont ainsi les seuls où des zones piétonnes sont parfois rouvertes aux voitures, à rebours des politiques publiques de piétonisation (dans le quartier du Clos Toreau à Nantes, par exemple). Quant aux résidences privées, censées amener “la mixité”, elles sont généralement clôturées. Les habitants ne se côtoient pas ou peu. Leurs enfants ne vont pas dans les mêmes écoles, avec des stratégies d’évitement des écoles de secteur pour les familles qui s’en sortent le mieux socialement. Bref, les bénéfices attendus sont rarement perceptibles. Ne restent que les inconvénients.
Il ne faut pas se méprendre, derrière la “mixité sociale”, il faut bien souvent entendre, “mixité raciale”. En effet, la vision des quartiers populaires par les services de l’Etat s’inscrit dans un héritage lourd : celui de la gestion des anciennes colonies françaises ; ne serait-ce que parce qu’ils ont accueillis, à un moment ou à un autre, des populations issues de l’immigration post-coloniale. D’où la vision sécuritaire et la poursuite d’un régime restrictif des droits et des libertés, donnant une forme de chèque en gris aux brigades de police : la permission implicite d’enfreindre les règles de droit commun dès lors qu’ils agissent dans certains quartiers avec certains publics. D’où aussi la solution de plus long terme : faire évoluer la population de ces quartiers pour les « normaliser ». Il s’agit là encore de réguler la vie de quartiers dépeinte comme insuffisamment assimilée ou “problématique”, mais par une méthode plus douce. Pour cela, des franges des classes moyennes blanches ou bien intégrées sont incitées à s’y installer, parce que les logements sont un peu moins chers, bénéficiant par exemple de dispositifs d’accession à la propriété.
De l’autre côté, il faut bien faire de la place, en répartissant mieux les actuels habitants, immigrés ou descendants d’immigrés venus d’anciennes colonies françaises. On envoie donc des familles issues de ces quartiers dits “sensibles” s’installer dans des communes ou des zones périurbaines. Mais, quel est l’effet à court terme de ces mouvements de population, alors que les gouvernements tolèrent que des chaînes de télévision relaient en boucle des discours racistes, voire les reprennent à leur compte ? Ce qui, dans ce contexte médiatique, n’aide pas ces familles à être bien accueillies, voire peut donner corps au fantasme de “l’immigration”, même quand on parle de Français qui vont simplement de la ville à la campagne.
Résistances et alternatives : défendre le droit à la ville
Contre ces politiques de démolition et de transformation des quartiers populaires, partout en France, des résistances s’organisent pour défendre le droit à la ville, exiger un véritable pouvoir d’agir sur l’avenir des quartiers et proposer des alternatives à ces logiques d’exclusion.
Le quartier Alma Gare à Roubaix incarne l’un des combats les plus emblématiques contre les démolitions imposées. Dès les années 1990, ses habitants se sont mobilisés face à un premier projet de destruction de logements sociaux. À l’époque, grâce à une forte mobilisation locale, plusieurs immeubles ont pu être sauvés, et le quartier a bénéficié de réhabilitations plutôt que de démolitions massives. Mais aujourd’hui, l’histoire se répète : un nouveau projet de rénovation prévoit la destruction de plusieurs bâtiments. Les habitants dénoncent un manque de démocratie locale et une logique qui, encore une fois, vise à transformer le quartier sans prendre en compte leurs besoins réels. Ils revendiquent une alternative : la réhabilitation des logements existants, l’amélioration du cadre de vie sans expulsion et une véritable implication des habitants dans la définition du projet urbain.
Ce cas illustre un phénomène plus large : dans de nombreux quartiers, les habitants ne rejettent pas l’idée de transformations urbaines, mais contestent la manière dont elles sont imposées, souvent sans tenir compte de leur voix, souvent contre elles et eux.
À Nantes ou à Toulouse des collectifs d’habitants se battent pour préserver certains ensembles de logements sociaux et exiger des rénovations plutôt que des démolitions, à Bellevue ou au Mirail.
À Marseille, la Plaine et Noailles ont également été le théâtre de luttes contre des projets de rénovation urbaine perçus comme des instruments de gentrification au profit d’une ville pensée pour le tourisme, et l’acclimatation d’une population venue d’autres métropoles .
Une autre approche est possible : réhabiliter sans exclure
Plutôt que de détruire systématiquement les quartiers populaires, de nombreuses voix plaident pour une approche différente, basée sur la réhabilitation et le maintien des habitants en place. Plusieurs expériences montrent qu’il est possible de transformer un quartier sans le vider de ses habitants.
Ces préoccupations ne sont pas nouvelles. Le quartier de Kreuzberg représente l’une des expériences les plus significatives de réappropriation citoyenne de la fabrique urbaine en Europe. Dans le Berlin-Ouest des années 1970-80, ce quartier populaire, enclavé contre le Mur et largement délaissé par les pouvoirs publics, cristallise les tensions autour de la question du logement et de la rénovation urbaine. Le contexte est celui d’une ville divisée, où la partie Ouest cherche à s’affirmer comme une vitrine du capitalisme face à l’Est communiste. Les autorités privilégient alors une politique de table rase : démolition des immeubles anciens jugés insalubres pour reconstruire du neuf, au risque d’expulser les populations modestes.
C’est dans ce contexte qu’émerge un puissant mouvement de contestation, porté par une jeunesse alternative et des habitants refusant d’être délogés. Le mouvement des squats (Hausbesetzung) a pris une ampleur particulière à Kreuzberg, où des centaines de logements vacants sont occupés. Mais au-delà de l’occupation, ces initiatives développent une véritable vision alternative de la rénovation urbaine. Les squatteurs réhabilitent eux-mêmes les immeubles, créent des espaces collectifs, et démontrent qu’une autre voie est possible entre l’abandon et la démolition.
Face à la montée des tensions et à la créativité des solutions proposées par les habitants, les autorités sont contraintes d’évoluer. L’IBA (Internationale Bauausstellung), exposition internationale d’architecture qui se tient à Berlin de 1979 à 1987, devient le cadre institutionnel d’une expérimentation à grande échelle. Sous l’impulsion de l’urbaniste Hardt-Waltherr Hämer, la « rénovation douce » (behutsame Stadterneuerung) est théorisée et mise en pratique. Cette approche révolutionne les méthodes de l’urbanisme en plaçant les habitants au cœur du processus : conservation du bâti existant, réhabilitation progressive, maintien des réseaux sociaux réels, participation des résidents aux décisions.
Des « ateliers de quartier » (Stadtteilwerkstätten) sont créés, où architectes et habitants collaborent pour définir les interventions nécessaires. Cette démarche permet non seulement de préserver le tissu social et architectural du quartier, mais aussi de développer des solutions innovantes et économiques. Les coûts de rénovation sont ainsi réduits de 50% par rapport aux opérations classiques de démolition-reconstruction, tout en maintenant des loyers abordables.
L’expérience de Kreuzberg démontre qu’une alternative est possible à l’urbanisme autoritaire et spéculatif. Elle illustre la capacité des habitants à s’organiser et à imposer une autre vision de la ville, plus respectueuse des dynamiques sociales existantes. En pratique, ce genre de réflexions est enseigné dans les écoles d’architecture, et partiellement mis en oeuvre dans certains projets – mais très rarement dans des quartiers populaires, surtout que l’ANRU porte une vision complètement opposée.
En Allemagne, la ville de Hambourg a mené des projets de rénovation urbaine qui reposent sur une forte participation des habitants. À travers des assemblées de quartier et des budgets participatifs, les résidents ont pu peser sur les décisions, évitant ainsi les expulsions forcées et garantissant un accès au logement pour les plus précaires.
En France aussi, des exemples existent. À Lille-Sud, certains immeubles qui devaient être détruits ont finalement été rénovés après une mobilisation locale, permettant aux locataires de rester sur place avec des logements modernisés et des loyers maintenus à des niveaux abordables. Un travail considérable est mené, en particulier dans le Nord, par des Ateliers Populaires d’Urbanisme qui démontrent qu’à partir de l’expertise du quotidien des habitants, on peut les impliquer et construire des contre-projets plus pertinents.
Cette alternative repose sur un principe simple : améliorer le cadre de vie sans exclure. Cela signifie investir dans la rénovation thermique des bâtiments, repenser les espaces publics, soutenir le commerce local et renforcer les équipements collectifs – autant d’actions qui permettent d’embellir un quartier sans en chasser ses habitants.
En pratique, ces autres modalités de renouvellement urbain sont issues de luttes. Par exemple, dans le quartier des Francs Moisins, les habitants ont obtenu un référendum sur des projets de destruction d’immeubles. La bataille n’est pas terminée, mais ils ont montré qu’il était possible d’impliquer massivement les résidents, alors même que les mairies mettent souvent en avant le fait que peu de gens participent aux concertations (ce qui n’est pas toujours le cas) alors qu’elles sont la plupart du temps verrouillées.
Aujourd’hui, un collectif Stop démolitions s’est constitué au niveau national, en février 2023, pour obtenir un arrêt des destructions.
Derrière ces résistances et ces alternatives, c’est une vision plus large de la ville qui est en jeu. Les politiques actuelles, en privilégiant l’attractivité économique et la montée en gamme des quartiers, conduisent à une fragmentation sociale accrue. À l’inverse, une approche urbaine plus juste et solidaire devrait s’appuyer sur les habitants et leurs besoins, plutôt que sur des logiques d’investissement et de valorisation foncière.
Cela suppose plusieurs changements fondamentaux :
• Un moratoire sur les démolitions.
• la mise en place systématique d’ateliers populaires d’urbanisme, en mettant des savoir-faire techniques au service de comités habitants. Cela permettra de dépasser la simple consultation formelle en donnant aux habitants un véritable pouvoir d’agir sur l’avenir de leur quartier.
De manière générale, un quartier est habité, ce n’est pas simplement un agencement de béton. Améliorer la vie dans le quartier peut partir d’une méthode très simple : demander aux habitants ce qu’ils en pensent. Partir des besoins du quartier, des connaissances pratiques des enjeux du quartier et des savoir-faire : souvent des résidents ont des connaissances en matière de construction, travaillent dans le bâtiment, parfois en intérim, ou dans une multitude d’autres domaines liés de près ou de loin aux enjeux urbains. Les savoir-faire locaux ne sont pas utilisés dans le quartier parce que les structures sociales ne sont pas adaptées. Alors des expériences comme le développement d’économies communautaires, ou les mouvements d’autoconstruction et d’autorénovation pourraient être pertinentes.
• Un renforcement du logement social, en maintenant des logements accessibles aux plus modestes et en empêchant leur transformation progressive en logements intermédiaires ou en accession à la propriété. En luttant contre les incitations à la vente des logements sociaux, ou alors en transférant la propriété à des coopératives de logement social.
• Une lutte contre la spéculation immobilière, notamment par des dispositifs de régulation des loyers et un contrôle accru des opérations de transformation urbaine.
Au-delà des choix techniques, il s’agit d’une question politique : à qui appartient la ville ? Aux habitants qui la font vivre au quotidien, ou aux investisseurs et aux promoteurs qui y voient un marché ?
Les luttes menées dans des quartiers comme l’Alma Gare à Roubaix, où des Francs Moisins montrent que l’histoire urbaine n’est pas écrite d’avance. Les habitants ont encore la possibilité de peser sur les transformations en cours. La bataille continue.