Il y aurait eu au moins 65 000 morts dans la bande de Gaza causées directement par la guerre.
Gaza n’est plus une ville, mais un paysage de ruines. Quinze mois de guerre ont réduit en poussière 60 000 logements, contaminé 97 % des réserves d’eau et anéanti 40 % des terres agricoles, d’après l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine. Derrière ces chiffres se cache une stratégie systémique : l’urbicide, arme absolue d’un colonialisme qui détruit pour mieux régner. La notion d’urbicide (meurtre d’une ville) est utile pour comprendre la situation : il s’agit d’une destruction ciblée de l’environnement urbain et rural pour briser les liens sociaux, économiques et culturels. C’est l’un des éléments qui peuvent caractériser une pratique génocidaire, en forçant un peuple au départ, en l’empêchant d’habiter, et qui a été discuté cette année devant les instances judiciaires internationales.
L’arrivée au pouvoir du dealmaker Trump, comme il aime à se présenter, qui a semble-t-il joué un rôle positif dans le cessez-le-feu, est malheureusement aussi celle du promoteur Trump. Dans une logique de prédation, il propose désormais de « nettoyer Gaza », d’en expulser les Palestiniens et de transformer l’enclave en « Riviera du Moyen-Orient ». Un projet qui, selon l’ONU, s’apparente à un « nettoyage ethnique », contraire au droit international.
En réaction, le ministre israélien de la défense a d’ores et déjà annoncé la mise en place d’un plan pour des “départs volontaires” de la bande de Gaza. Mais ce dont il est question, même à demi-mot, dans les déclarations de Trump, c’est plutôt d’une déportation forcée systématique.
Ce qu’il voit, en promoteur immobilier, dans les décombres de Gaza, c’est une opportunité de profit – preuve que le capitalisme prospère sur les cendres des peuples opprimés.
1. L’urbicide comme arme coloniale : Gaza et la Cisjordanie, un même schéma
Les bombardements israéliens ont méthodiquement ciblé les infrastructures vitales : usines de traitement d’eau réduites en cendres, oliviers millénaires arrachés, sols saturés de phosphore. Résultat : 2,3 millions de Palestiniens survivent avec moins de 3 litres d’eau potable par jour, tandis que 70 % des maladies sont liées à l’eau contaminée. L’objectif est clair : rendre Gaza inhabitable pour justifier son « nettoyage ».
« L’architecture israélienne en Cisjordanie est une cartographie du pouvoir, où chaque pierre est un acte politique » Eyal Weizman, À travers les murs
Le même schéma s’observe en Cisjordanie, où la colonisation progresse via la destruction-reconstruction. En 2024, on estime que 1 617 structures palestiniennes ont été démolies, tandis que 12 000 logements de colons étaient approuvés (dont 5 000 en juillet). À Hébron, des quartiers entiers sont rasés pour laisser place à des complexes résidentiels sécurisés, comme dans la colonie de Leshem, où le prix de l’immobilier a triplé en dix ans. La vallée du Jourdain, grenier agricole palestinien, voit ses terres confisquées et déclarées « domaniales » pour y implanter des zones industrielles israéliennes (1 270 hectares ont ainsi été confisqués en juin).
En Cisjordanie, Israël contrôle 80 % des ressources hydriques, privant les villages palestiniens d’accès à l’eau potable, tandis que les colonies voisines irriguent leurs pelouses. À Gaza, le blocus sur les matériaux de construction empêche la réparation des puits, accentuant la crise humanitaire. Cet « hydro-colonialisme » transforme l’eau en arme de déplacement massif.
Eyal Weizman, architecte israélien engagé, analyse depuis deux décennies comment l’urbanisme et l’architecture sont mobilisés comme outils de domination coloniale en Palestine. Ses travaux, notamment développés dans Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation (2007), révèlent une stratégie systémique où le contrôle de l’espace devient une forme de violence structurelle. Weizman décrit une occupation israélienne qui s’articule en trois dimensions : sous-sol, surface et ciel. En Cisjordanie, les colonies s’étendent verticalement (gratte-ciel résidentiels) et horizontalement (réseaux routiers réservés aux colons), tandis que les Palestiniens sont confinés dans des zones fragmentées. À Gaza, cette logique se radicalise : les bombardements détruisent non seulement les bâtiments, mais aussi les aquifères et les terres arables, rendant toute vie autonome impossible.
Son collectif Forensic Architecture utilise des modèles 3D, des analyses satellitaires et des témoignages pour documenter les crimes de guerre. Par exemple, ils ont reconstitué la destruction de la mosquée Alī Ibn Marwān à Gaza, prouvant que sa démolition en 2024 relevait d’une stratégie systématique d’effacement patrimonial. Ces enquêtes révèlent comment l’urbicide israélien vise à anéantir les traces matérielles de l’histoire palestinienne, préparant le terrain pour une reconstruction néolibérale.
2. Trump, promoteur de l’apartheid : « Faire de Gaza la Riviera du Moyen-Orient »
« Gaza est une propriété en bord de mer à fort potentiel. Il faut la nettoyer, déplacer les gens, et en faire un endroit incroyable », déclare Trump, comparant l’enclave à un « chantier de démolition ». Son gendre, Jared Kushner, décrit Gaza comme un « terrain à valoriser », proposant de déplacer les Palestiniens dans le désert du Néguev avant de « réhabiliter » la zone pour les investisseurs. Un langage qui évoque une pratique de gentrification militaire, où la destruction précède la marchandisation.
L’ONU, l’Égypte, la Jordanie et la Ligue arabe dénoncent un « nettoyage ethnique » déguisé en opération humanitaire. Le plan Trump prévoit le « transfert temporaire » des Gazaouis vers des pays tiers, tout en refusant de financer leur retour. Une manœuvre pour vider Gaza de sa population et la soumettre à une logique de profit : complexes hôteliers, zones franches, exploitation du gaz offshore.
Ce projet s’inscrit dans une histoire longue. Dès 1948, Israël envisageait de déplacer les réfugiés palestiniens vers la Libye ou le Paraguay. Aujourd’hui, l’extrême droite israélienne, comme le ministre Bezalel Smotrich, salue un « plan admirable » pour « enterrer l’idée d’un État palestinien ». Il suggère également que les pays qui ont condamné fermement leurs crimes de guerre, comme l’Espagne et la Norvège, accueillent les Gazaouis.
3. Le modèle capitaliste de reconstruction : privatiser les ruines
Le plan de Jared Kushner, intitulé “Peace to Prosperity”, promet 50 milliards de dollars pour « moderniser Gaza ». Derrière ce vernis humanitaire se cache une logique de prédation : les fonds seraient conditionnés à une démilitarisation totale, à l’effacement du Hamas, et à l’intégration de Gaza dans un « corridor économique » sous contrôle israélien. Les projets phares ? Des resorts de luxe en bord de mer, des zones franches exonérées d’impôts, et l’exploitation du gaz offshore de Gaza Marine, dont les réserves sont estimées à 1,4 milliard de barils. Un deal déjà négocié en coulisses avec des entreprises comme BP et l’israélien Delek Drilling .
À Gaza comme en Cisjordanie, la reconstruction capitaliste s’appuie sur une ségrégation territoriale. Les projets de Trump-Kushner prévoient des « zones tampons » militarisées, surveillées par des drones, où les Palestiniens seraient cantonnés à des emplois précaires (maintenance, services hôteliers). Cette vision rappelle les townships sud-africains, où le travail exploité des Noirs finançait le confort des Blancs. En Cisjordanie, le modèle est déjà en marche : à Ariel, colonie industrielle, les Palestiniens travaillent pour 20 % du salaire minimum israélien, sans droits sociaux.
La privatisation des ressources est au cœur du projet. À Gaza, les usines de dessalement promises par Kushner seraient gérées par des multinationales comme Mekorot (société israélienne de l’eau), facturant l’eau à prix d’or aux Palestiniens. En Cisjordanie, 80 % de l’eau potable est déjà contrôlée par Israël, et les colonies installent des usines de traitement privées, comme à Ma’ale Efraim, où un mètre cube d’eau coûte 10 fois plus cher qu’à Tel-Aviv.
4. Résister à la prédation : entre reconstruction autogérée et solidarité internationale
Malgré les ruines, plus de 500 000 déplacés sont revenus dans le nord de Gaza, reconstruisant maisons et réseaux d’entraide.
Malgré le blocus, des initiatives populaires émergent. À Jabalia, des ingénieurs ont reconstruit un système d’épuration d’eau avec des matériaux de récupération, alimentant 3 000 familles. Dans le camp de Rafah, des coopératives féminines relancent la culture hydroponique, contournant les terres empoisonnées. D’autres relancent la culture de l’olive, symbole d’enracinement. À Battir, village classé à l’UNESCO, les paysans palestiniens maintiennent des terrasses agricoles vieilles de 4 000 ans, malgré les attaques de colons. À Masafer Yatta, où 1 200 Palestiniens risquent l’expulsion par l’armée israélienne, des paysans ont creusé des citernes clandestines et relancé l’élevage de chèvres. Leur slogan : « Résister, c’est exister ». À Naplouse, des syndicats ouvriers organisent des grèves contre les usines de colonies, exigeant des salaires égaux à ceux des travailleurs israéliens.
« Gaza n’est pas une enclave, mais un fragment de Méditerranée en exil »
Pierre de Miroschedji, catalogue de l’exposition Gaza méditerranéenne
Face aux projets de Trump, la solidarité globale est cruciale. Comme le rappelle la rapporteure de l’ONU Francesca Albanese : « La reconstruction doit être décoloniale, ou elle ne sera qu’un nouveau cycle de violence ». Face à cette violence, Weizman propose une contre-architecture fondée sur la réappropriation des ruines. Avec le Decolonizing Architecture Institute, il imagine des usages subversifs des structures coloniales : transformer un checkpoint militaire en centre culturel ou réhabiliter une colonie abandonnée en logement collectif palestinien. À Gaza, ce projet prend un sens urgent : comment reconstruire sans reproduire les hiérarchies spatiales imposées par Israël ? Weizman suggère de s’appuyer sur les initiatives locales, comme les coopératives agricoles ou les réseaux d’eau autogérés, pour créer une urbanité résiliente et décoloniale.
Avant d’être réduite à une « prison à ciel ouvert », Gaza fut pendant des siècles un carrefour commercial et culturel en Méditerranée orientale. Les fouilles archéologiques menées dans les années 1990, notamment à Tell es-Sakan et Blakhiyah, ont révélé une histoire méconnue, marquée par l’alternance de conquêtes et de syncrétismes. Dès le IVᵉ millénaire av. J.-C., Gaza sert de pont entre l’Égypte pharaonique et la Mésopotamie. Les Cananéens y établissent des comptoirs commerciaux, suivis par les Philistins au XIIᵉ siècle av. J.-C., dont les céramiques et les pratiques cultuelles mêlent influences égéennes et locales. Le port de Maiumas devient un hub du commerce transarabique, reliant Gaza à l’Inde via la route de l’encens. Les vestiges de villas romaines ornées de mosaïques chrétiennes témoignent d’un pluralisme religieux précoce. Sous les Mamelouks (XIVᵉ siècle), la mosquée ‘Alī b. Marwān incarne un soufisme ouvert, où femmes et hommes prient côte à côte.

L’exposition Gaza méditerranéenne (2000) alertait déjà sur la destruction accélérée des sites archéologiques, sacrifiés à l’urbanisation rapide et aux conflits. En 2024, le bilan est catastrophique : 165 000 structures détruites, dont des joyaux comme le Sabil al-Rifaiyya, une fontaine ottomane du XVIᵉ siècle. Ces destinations ne sont pas aléatoires : cibler les lieux de culte et les infrastructures hydrauliques vise à rompre les liens entre les Gazaouis et leur histoire. Gaza rappelle que la Méditerranée fut toujours un espace de circulations autant que de fractures. Transformée en « non-lieu » par le blocus, elle devient le symbole d’une Europe forteresse, qui renie ses propres racines multiculturelles, au nom du “camp occidental”. Pourtant, comme le souligne l’archéologue Jean-Baptiste Humbert, « Gaza porte en elle les gènes de la résilience méditerranéenne : un peuple qui reconstruit, siècle après siècle, sur les débris des empires ». Alors que toutes les universités ont été détruites, de même que la plupart des monuments, espérons que cette résilience pourra survivre aux ambitions américaines.
5. La double violence : colonialisme et néolibéralisme
En Europe, le plan de Trump a fait l’objet de condamnations, mais, comme il multiplie les déclarations qui semblent provocatrices et irréalistes – comme dans le cas de la volonté d’annexer le Groënland -, il est difficile de mesurer chaque réaction, face à un personnage qui agit comme dans un jeu vidéo. Mais certaines condamnations vont droit au but, comme celle de Jacques Attali : « Hitler voulait envoyer tous les juifs à Madagascar. On sait comment cela s’est terminé… ». Derrière les préoccupations soi-disant humanitaires de Trump qui explique que les Gazaouis seront bien mieux ailleurs, en sécurité, déplacer de force des gens de chez eux, c’est-à-dire les déporter, est en droit un crime contre l’humanité.
La solidarité globale est vitale, malgré les tentatives de certains courants d’assimiler la défense des droits humains en Palestine à des formes d’antisémitisme. En 2024, le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) a forcé 35 multinationales à quitter les colonies israéliennes, dont Airbnb et Siemens. En Norvège, le fonds souverain a retiré 15 milliards d’euros d’entreprises complices de l’occupation. Mais l’Europe tergiverse : la France finance à la fois des ONG palestiniennes et des startups high-tech dans les colonies.
Gaza résume l’alliance mortifère entre colonialisme et capitalisme. L’urbicide détruit les conditions de l’habitabilité et les ressources (eau, terre, logement), ouvrant la voie à leur privatisation. Les promoteurs, comme Trump, ne sont pas des acteurs neutres : ils sont les héritiers des compagnies coloniales du XIXe siècle, qui transformaient les territoires conquis en marchés.
La possibilité d’un plan de paix, à un ou deux Etats, s’éloigne, car elle implique la restitution de milliers d’hectares et de logements. Un sommet pour une solution à deux Etats se tiendra malgré tout en juin, mais qui obligera le gouvernement israëlien à l’accepter ? La paix implique la décolonisation, le démantèlement des colonies, le renoncement de certaines entreprises à tirer profit de la situation.
Gaza ne sera pas la Riviera de Trump, si nous arrivons enfin à résister à ces crimes.