Pardonne ceux qui nous ont offensés

Pardonne ceux qui nous ont offensés

Nous avons commémoré les dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo, et il n’apparaît plus clairement la signification de cet anniversaire.  

Celle-ci pouvait être limpide dans les jours qui ont suivi. “Tremblants de peine et sidérés, nous sommes venus nous réchauffer une fois de plus auprès de lui. Car Charb tisonnait si bien pour nous la braise rouge ! Rouge ! Contre la cendre des convenances boursouflées et des certitudes aveuglées, nos rires étaient ses incendies du vieux monde ! Charb ! On m’a demandé de dire quelques mots. Non pour moi, mais au nom de notre immense cohorte, celle que nous formons pour toujours dans le temps, clameurs du peuple, nous qui te comptions parmi nos éclaireurs. Charb, tu as été assassiné comme tu le pressentais par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques religieux, crétins sanglants qui vocifèrent de tous temps “à bas l’intelligence, vive la mort”.”

Sans même compter son étrange évolution politique à droite toute, les caricatures de Charlie Hebdo paraissent surannées. Son obsession pour la religion, suspecte. D’un côté, même le pape est devenu une idole progressiste. N’est-il pas finalement le porteur d’une écologie plus clairement anticapitaliste que Marine Tondelier ? De l’autre côté, la haine contre les musulmans a atteint de tels sommets que l’auteur de l’oraison funèbre ci-dessus est maintenant accusé d’avoir vendu son âme contre des voix, parce qu’il refuse de participer à ce délire raciste. Certes, dès 2015, la machine de l’islamophobie vrombissait, avec le summum de la proposition de loi sur la déchéance de nationalité début 2016, qui marqua la chute définitive du quinquennat Hollande.

Daesh a été vaincu par des communistes kurdes appuyés par la CIA. Il y a eu d’autres attentats au nom de positions fondamentalistes religieuses, mais pour l’instant, plus d’organisation aussi puissante. Depuis, les formes du débat se formulent différemment. Le danger monte depuis d’autres rives. 

Désormais, l’extrême-droite semble se revendiquer de la “liberté d’expression”, une manière de pouvoir déployer son discours même lorsqu’il ne rentre pas dans les canons légaux, républicains, ou diplomatiques. Des phrases choc de Le Pen, qualifiés de dérapages, à la normalité de déclarations incendiaires quotidiennes depuis les palais, il y a eu une normalisation de l’excès, surtout réactionnaire. Aujourd’hui, le président américain élu peut annoncer sa volonté d’annexer une poignée de pays voisins, c’est d’abord un entrefilet dans la presse tellement on s’habitue à tous les excès. Il n’y a que lorsque ces provocations ont été reprises plusieurs fois par des comptes institutionnels qu’elles ont été prises au sérieux. Et encore, on ne sait toujours pas qu’en penser.

L’obscurantisme a aujourd’hui trouvé de nouveaux avatars, plus insidieux peut-être, dans notre façon même d’aborder le débat public. La montée d’un irrationalisme revendiqué, couplée à une hyper-sensibilité face à toute forme de désaccord, dessine les contours d’une société où la raison elle-même devient suspecte. “La raison, c’est le totalitarisme” disait BHL. 

Tout cela sent “l’odeur de l’essence”, dit la chanson d’Orelsan qui a obtenu un grand succès en décrivant ce sentiment partagé : tout est inflammable, le dialogue est devenu impossible, “tout le monde est sur la défensive”. Il y a bien une manière bourgeoise de dire la même chose ; celle qui fait comme si la radicalité était une agression, comme si la colère était illégitime. On pourrait alors être tenté de discréditer ce sentiment. Il s’agit, en réalité, de quelque chose de plus partagé : c’est inflammé partout, pas juste “à l’assemblée”, ou lorsque les ouvriers séquestrent leur patron, mais dans les familles, les groupes, les discussions ordinaires entre gens bien éloignés du pouvoir. De nombreux témoignages relatent cette peur qu’un simple débat d’idées dégénère en bagarre, ou crée des ruptures sociales.

Cette atmosphère favorise probablement les opinions les plus simplistes, et surtout, celles qui circulent davantage dans l’espace public. Si l’on n’arrive plus à se convaincre et à délibérer, le seul discours construit nous vient de l’espace médiatique. 

Le résultat, c’est d’une part, le choix de beaucoup de privilégier le confort de bulles médiatiques, pour renforcer leurs propres opinions. Et d’autre part, l’appropriation très large d’éléments de discours apparemment contradictoires entre eux, parce qu’ils circulent dans les médias (incluant les réseaux sociaux). On en arrive aux paradoxes pointés par Vincent Tiberj : la droite et l’extrême-droite sont majoritaires dans les urnes, mais ce n’est pas forcément le signe d’une “droitisation des valeurs”. Sur les questions culturelles ou raciales, les valeurs de tolérance et d’ouverture augmentent même. Et cela joue dans le positionnement du RN.

Quand on y pense, effectivement, le profil des actuelles figures du RN est suffisamment rassurant pour que leurs électeurs n’aient pas à éprouver la honte d’avoir rejoint le KKK ou d’être complètement réactionnaires. La formulation de la thèse ethno-raciale du RN est un modèle d’ouverture, d’équilibre et de nuance, comparé à celle de Zemmour par exemple. Il y a eu un glissement général de la question de la race vers la notion d’identité culturelle : ces électeurs peuvent être gênés par l’idée d’une hiérarchie biologique des races mais qui sera contre la préservation de la culture française (à part Christelle Morançais apparemment…) ?

À bien des égards, le camp de Marine Le Pen apparaît comme incarnant la modération et le compromis. Elle arrive à faire des compromis sur les questions économiques et sociales, en étant à la fois libérale et attentive aux besoins des plus modestes, favorable aux commerçants et pour la solidarité. Pour la préservation à long terme de l’identité française, ce qui implique de réguler l’immigration, d’être ferme avec les descendants des néo-arrivants ; et, en même temps, pour reconnaître qu’on peut être français de couleur. Avec elle, même les Mahorais ont le droit d’être racistes1. Et par la même occasion, elle veut démontrer qu’elle ne l’est pas2, pas biologiquement en tous cas.

Ceci est d’autant plus facile que sur certains points, l’opinion se droitise effectivement : par exemple sur la question de la fermeté, de la répression, comme le note Luc Rouban. Le cocktail d’opinions répandues : du libéralisme entrepreneurial à la sauce Macron quand il était ministre de l’économie, de la fermeté, des signes d’ouverture sur les questions sexuelles et culturelles, un Etat fort et stratège qui va intervenir sur le marché. Bref, le compromis néolibéral.

L’efficacité de tout cela est indéniable, au moins sur le plan électoral.

L’extrême-droite, en faisant monter le niveau de l’outrance par Zemmour et Praud, peut récolter les fruits de la modération de l’autre main. 

Le constat fait par François Ruffin d’une attente de modération, et du danger d’être assimilé par les médias au bordel, est juste, de ce point de vue. Certes, il est clair que l’extrême-droite tire partie de l’inflammation généralisée du débat. Parfois en étant directement porté au pouvoir grâce à cela, à l’image de Trump.

Néanmoins, il nous semble que la réponse à ce constat implique d’apporter une analyse qui dépasse la question de la posture des figures électorales. Non seulement elle dépasse la question électorale, bien sûr, mais elle devrait nous conduire vers une reformulation de la radicalité, et non à valider certaines obsessions d’un camp opposé. 

Il ne suffit pas d’être les plus nuancés dans le théâtre des apparences, mais de transformer le mécontentement résigné en perspective.

Pourquoi des gens mécontents (et pas riches) votent pour un parti dont ils savent qu’il ne fera rien pour améliorer leur niveau de vie, mais promet de faire le nécessaire pour rabaisser celui d’autres gens ? Benoît Coquard suggère – et c’est un discours qu’on entend effectivement souvent – qu’il y a là un choix délibéré : le RN garantit qu’il y aura toujours des cassos en dessous de moi. C’est crédible et facile à faire. Et l’affirmation de la valeur travail permet de réordonner le monde social.

On trouve même des gens qui participent à organiser la venue d’immigrés parmi les électeurs de ce parti. Par exemple, des agriculteurs qui font venir de la main-d’œuvre parce qu’ils constatent que les gens ne veulent pas de leurs emplois. Ce qui renforce leur conviction que les assistés sont trop bien lotis. Au fond, d’ailleurs, ce ne sont pas tant les travailleurs immigrés qui suscitent le rejet que les résidents, ceux qui restent et les enfants de ceux qui restent sans « s’intégrer comme il faut ». Dans sa formulation, il s’agit en quelque sorte d’une régulation du racisme par la valeur travail : la bonne intégration par le travail efface partiellement la couleur de peau… mais c’est un effacement conditionnel.

Plutôt qu’une demande de justice, ou d’amélioration, il y a une demande d’ordonnancement. Il semble qu’il y ait une préférence pour un ordre qui, pourtant, coûte cher, au sentiment de désordre. C’est que la société est illisible. Il n’y a plus réellement de principes qui fassent l’unanimité ; les valeurs semblent attaquées de toutes parts, contestées. La société est complexe, alors, si on la réorganise autour d’une valeur simple, réaffirmée, ce sera toujours plus clair pour ceux qui veulent bien faire. Quand on veut bien faire, cela aide de suivre un guide clair.

Nous pourrions nommer cela le théorème de la préférence talibane : mieux vaut un ordre injuste et dur que le désordre. Ceci permet peut-être d’expliquer en partie pourquoi les Talibans ont reçu un soutien populaire et facilement regagné le pouvoir sur l’Afghanistan en 2021. Alors que pas grand-monde n’avait à y gagner.

Il y a en France aussi une attente populaire conservatrice dans une partie de la population, où la valeur travail, est, faute de mieux peut-être, vue comme une bonne base pour rendre la société plus juste. 

C’est cela qui doit pousser Ruffin ou Roussel à la reprendre à leur compte, en même temps qu’ils évitent d’embrasser les préoccupations d’autres catégories de la population, trop antagonistes à cette cible. S’il est possible de gagner le pouvoir d’Etat en étant discret sur certains thèmes, afin de contenir l’offensive néolibérale, on a presque envie de dire « pourquoi pas ? ». Après tout, c’est souvent l’inverse qui se produit : des candidats qui font des promesses à tout le monde, puis une moindre radicalité en arrivant au pouvoir.

En reprenant ce thème de la valeur-travail, ils reprennent néanmoins le cœur du capitalisme ⁃ quel intérêt dès lors ? Comment justifier d’esquiver les combats qu’ils jugent secondaires si c’est pour en abandonner le cœur ? Concernant le premier, les films qui célèbrent les travailleurs engagés et durs à la tâche, s’ils participent à la fierté collective de la classe ouvrière, n’encensent-ils pas précisément le genre de comportements que demandent les cadres du Medef, Sarkozy en son temps et Macron aujourd’hui ? Ses héros sont moins ceux qui se révoltent que ceux qui cherchent à tout prix à travailler.

On voit bien à qui s’adresse ce pragmatisme : aux médias. Mettre une cravate, ne pas parler trop fort, se convertir à la social-démocratie, ne pas défendre les musulmans, éviter toute déclaration antiraciste autre que purement morale. 

Ce pari consiste essentiellement à prendre le moins de risques possibles, dans une société inflammable. Raté, il a réussi à enflammer une partie de ses potentiels soutiens.

Ce qui nous fait revenir à ce constat : la société est enflammée, ou plutôt inflammée, à cran, et ce n’est pas simplement la cravate qui la calmera. Peut-être des mots justes ? Mais adressés où ? À qui ? Et dans quel objectif ? Comment intervenir quand l’espace de la discussion est aussi confus et violent ?

Pour répondre à ces questions, nous proposons ici une série d’articles.

  1. au sens où ils participent à affirmer un ordre social fondé sur la race. On pourrait être tenté de dire « xénophobe », mais les Comoriens ne sont pas réellement des étrangers. ↩︎
  2. au sens cette fois-ci du racisme ordinaire. ↩︎

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