Par métropolisation on entend généralement la dynamique de concentration des activités dans les principales agglomérations. Cette dynamique spatiale se traduit aussi institutionnellement en France par la création des communautés de communes aux pouvoirs étendus appelées métropoles. Celles-ci sont dotées de compétences spéciales, notamment économiques, censées accompagner cette évolution.
Dans un contexte de mondialisation exacerbée et de compétition accrue entre territoires, la métropolisation s’impose comme une stratégie privilégiée pour concentrer investissements, valoriser l’image urbaine et repenser l’organisation de l’espace pour maximiser l’attractivité économique des agglomérations. Loin d’être un simple phénomène de modernisation, cette transformation de nos lieux de vie est intimement liée à une réorganisation spatiale qui vise à résoudre – ou à contenir – les crises de suraccumulation caractéristiques du capitalisme contemporain.Les acteurs économiques et politiques y voient un moyen d’absorber les excédents de capital en investissant dans des infrastructures et des projets urbains d’envergure, qui, en apparence, modernisent le paysage tout en servant des intérêts financiers déterminés.
Pourtant, si la rhétorique du « progrès » et de la compétitivité est souvent mise en avant pour légitimer ces transformations, elle dissimule une réalité plus complexe et ambivalente. En effet, la reconfiguration de l’espace urbain s’accompagne inévitablement de mécanismes de dépossession, d’exclusion sociale et de fragmentation territoriale. Alors que les métropoles se parent de nouveaux atours et se parent de labels attractifs, elles masquent des processus d’accaparement du foncier et de gentrification qui relèguent les populations historiques en marge de leur propre ville. Ce double visage – modernisation séduisante d’un côté, et exclusion systématique de l’autre – s’illustre particulièrement dans les transformations opérées à Marseille, Lyon et à travers des projets tels que le Grand Paris Express.
Paris, Lyon, Marseille : la métropolisation en action
Marseille, Capitale européenne de la culture
En 2013, Marseille devient Capitale européenne de la culture et accueille cette année-là 11 millions de visiteurs. Les festivals se multiplient, les façades se parent de nouveaux atours, le Vieux-Port fait peau neuve. Mais derrière ce succès touristique se dessine une transformation profonde du tissu urbain et social. Les loyers du centre-ville ont bondi de 20% en quelques années, mais ces transformations ne s’accompagnent pas, pour la plupart, d’améliorations pour les actuels habitants. Les transports restent rares, en particulier au nord de la ville. En 2018, trois immeubles s’effondrent même dans les quartiers populaires du centre.
En substance, ce qui est présenté comme une renaissance culturelle se révèle être avant tout une opération de marketing territorial, un dispositif spatial qui réinvestit l’histoire et la singularité de la cité pour les rendre compatibles avec les exigences du marché globalisé. Jouer le “jeu du marché” a des conséquences très concrètes pour ceux qui n’arrivent pas à suivre ces transformations. Les habitants, souvent attachés à l’identité historique de leur quartier, voient dans ces rénovations un effacement progressif de leurs repères, et peuvent devoir le quitter, même s’ils opposent parfois de fortes résistances face à cette “triple gentrification”. Celle-ci se déploie « par le bas » (les choix d’installation de nouvelles populations dans des rues populaires), mais est aussi fortement impulsée par les collectivités territoriales, de deux manières.
D’abord, en investissant des espaces perçus comme moins dynamiques, ou vides, ou précisément en vidant ces espaces, en les dé-densifiant. Des façades rénovées, des aménagements contemporains et une urbanisation rythmée par des projets d’ampleur ont redéfini le paysage urbain. Ce changement physique est très visible et symbolise une volonté de faire de Marseille une vitrine moderne, où le patrimoine est « reconditionné » pour séduire le regard des visiteurs et des investisseurs. Ensuite, en produisant une nouvelle centralité métropolitaine, via le projet Euroméditerranée, qui concentre des infrastructures permettant le rayonnement, un quartier d’affaires et des logements. Cela attire de nouvelles populations, plus aisées, mais il y a alors concurrence entre les centralités populaires historiques, qui ne se laissent pas faire, et ce nouveau centre.
L’exemple marseillais s’inscrit dans une dynamique plus vaste où l’événement culturel devient le levier d’un projet urbain orienté vers le profit. L’objectif de la transformation du Vieux-Port – jadis lieu de rencontre et d’échanges populaires – en une zone touristique uniformisée témoigne de cette appropriation de l’espace par des acteurs privés, désireux d’exploiter chaque parcelle de la ville au profit d’un capital spéculatif. Cette évolution est d’autant plus visible dans d’autres lieux : la Plaine, par exemple, qui, après son réaménagement, est devenue plus lisse et accueillante pour les néo-marseillais. Le phénomène de « gentrification culturelle » mène ainsi à l’éviction progressive des habitants historiques, dont la vie quotidienne se voit reléguée au second plan derrière l’impératif d’une économie de l’image. Ils subissent aussi une paupérisation, davantage qu’ils ne profitent de l’évolution de la ville.
Lyon Confluence
Le quartier Confluence à Lyon incarne une autre facette de la métropolisation contemporaine.
Ancien territoire industriel, Confluence a été réhabilité sous le vernis d’un urbanisme « durable » et d’une écologie mise en avant pour ses qualités esthétiques et environnementales. Les planificateurs ont déployé un discours séducteur, associant espaces verts soigneusement aménagés, bâtiments à haute performance énergétique et infrastructures de pointe, afin de projeter une image de modernité et de respect de l’environnement.

Les logements construits dans ce quartier se situent dans une gamme de prix élevée, destinés à une clientèle plutôt aisée, tandis que les anciennes activités industrielles et les populations qui occupaient ces espaces ont été évincées au profit d’intérêts financiers. La valorisation des espaces verts et des aménagements dits « durables » s’inscrit alors dans une logique de capitalisme vert, où l’écologie devient un argument de vente servant à légitimer la spéculation immobilière. Comme le souligne David Harvey, ces « solutions écologiques » sont souvent détournées de leur vocation première pour masquer un processus d’accaparement des ressources communes par les acteurs privés, renforçant ainsi les inégalités territoriales et sociales.
Le quartier Confluence, ainsi, apparaît comme un microcosme de la métropolisation : il conjugue les ambitions d’un urbanisme innovant à une logique financière qui transforme l’espace en produit à fort potentiel de plus-value. Cette opération de requalification ne se contente pas d’embellir le paysage ; elle redéfinit les usages, en établissant une nouvelle hiérarchie entre ceux qui peuvent se permettre de vivre dans ces espaces modernisés et ceux qui sont progressivement exclus du bénéfice d’un cadre de vie valorisé.
Comme dans d’autres villes, il s’agit à Lyon de produire de toutes pièces une nouvelle centralité en réinvestissant des friches industrielles. Dans cette dynamique, la Presqu’Île se prolonge en un nouveau centre métropolitain qui descend des collines jusqu’à la confluence de la Saône et du Rhône ; le Vieux-Lyon est reconfiguré comme un espace muséifié, principalement touristique. De tels déplacements sont visibles dans la plupart des métropoles.
Le Grand Paris Express
Le projet du Grand Paris Express se présente comme l’un des mégaprojets les plus emblématiques de la métropolisation contemporaine. Avec un investissement avoisinant les 200 milliards d’euros, cette opération vise à créer un réseau de transport qui relie les principaux pôles économiques de la capitale et de sa banlieue, tels que La Défense et Saclay. À première vue, il s’agit d’un projet porteur d’innovation, destiné à moderniser la mobilité urbaine et à faciliter la circulation des travailleurs qualifiés.

Pourtant, une analyse plus fine révèle une double logique. D’une part, le Grand Paris Express s’inscrit dans une dynamique de compression spatio-temporelle, un concept cher à Harvey qui désigne la réduction des distances réelles et temporelles pour accélérer les flux de capitaux. En connectant rapidement des centres de décision et des pôles d’activité, le réseau réduit les temps de trajet et renforce l’attractivité des zones déjà privilégiées. Cela permet de concentrer l’investissement et les échanges économiques dans un circuit fermé, au détriment des périphéries moins bien desservies.
D’autre part, le projet illustre une contradiction majeure inhérente à la métropolisation : si les infrastructures modernes facilitent la circulation et la concentration des richesses, elles accentuent simultanément les inégalités d’accès à ces services. Les banlieues populaires, souvent marquées par des politiques publiques moins ambitieuses en matière de transport, se retrouvent isolées d’un système qui privilégie la mobilité des élites économiques. La logique d’accélération, qui vise à réduire les délais de rotation du capital, se fait ainsi au prix d’une exclusion sociale plus vive, où l’accès aux infrastructures devient un marqueur de différenciation territoriale.
Le Grand Paris Express, en concentrant ses efforts sur des axes stratégiques, traduit donc l’idée d’un urbanisme instrumentalisé pour renforcer le pouvoir d’attraction des métropoles au profit de l’accumulation capitaliste. Ce choix d’investir massivement dans des réseaux qui desservent en priorité des pôles économiques d’élite témoigne d’une volonté politique – et financière – de poursuivre la logique de la rente spatiale, où chaque aménagement urbain est pensé comme un moyen de générer des surprofits et de consolider le monopole de certains territoires.
À travers ces trois exemples se dessine une même logique : la métropolisation comme processus d’adaptation spatiale aux besoins du capital, générant systématiquement exclusion sociale et fragmentation territoriale. Cette dynamique appelle une analyse théorique plus approfondie de ses mécanismes sous-jacents.
Comprendre les mécanismes du capitalisme spatial
Ces transformations urbaines s’inscrivent dans les nouvelles exigences du capitalisme. Nous avons adopté – bien malgré nous – cet impératif : la société doit s’organiser autour de la création et de l’accumulation de valeur économique. Cela impacte nos activités, en remplaçant certaines activités par le travail salarié. Mais cela impacte aussi nos villes.
En effet, la croissance du capital et sa survie, repose sur sa circulation, plus il circule vite, plus l’accumulation est rapide et plus le retour sur investissement est intéressant. Pour circuler, il a besoin d’infrastructures. Pour expédier des marchandises, il y a besoin d’infrastructures de transports (routes, aéroports, ports… qui immobilisent du capital avec des temps d’amortissement très longs et rendent possible circulation et accumulation).
Le capitalisme a certes une dimension métaphysique, reposant sur des abstractions. Mais il est aussi spatial ou spatio-temporel : il se déploie dans l’espace et le temps tout en transformant l’espace et le temps. Les abstractions comme la valeur, le crédit ou le capital fictif sont incorporées dans des infrastructures très matérielles : boutiques, stades, projets urbains, réseaux de communication, etc. C’est ce que montrait notamment dès les années 1960 et 1970 Henri Lefebvre, et ce que théorise le géographe David Harvey, qui s’en inspire.
Pour comprendre comment les lieux et paysages sont façonnés, il faut les réinscrire dans une config d’ensemble : les besoins du capital, la concurrence entre entreprises, entre les territoires, les relations entre territoires, entreprises et institutions.
Le « spatial fix » de David Harvey : déplacer les contradictions
Le concept de « spatial fix », développé par David Harvey, est central pour comprendre la métropolisation contemporaine. Le capitalisme, confronté à des crises récurrentes de suraccumulation, trouve une solution temporaire en investissant massivement dans l’espace : infrastructures, projets urbains, nouveaux quartiers. Cette « fuite en avant géographique » permet de recycler les capitaux excédentaires qui ne trouvent plus de débouchés rentables dans la production traditionnelle. Les exemples de Marseille et Lyon, évoqués précédemment, illustrent parfaitement ce mécanisme : la transformation urbaine y apparaît comme une opportunité d’investissement pour des capitaux en quête de valorisation.
La rente spatiale : maximiser les profits par la monopolisation
La métropolisation s’appuie sur une logique de monopole territorial. Les métropoles captent des ressources rares – qu’il s’agisse de capital symbolique, de position géostratégique ou d’infrastructures de pointe – pour générer des surprofits. Paris en est l’exemple le plus frappant : avec un PIB représentant 30 % de la richesse nationale, la capitale française incarne cette concentration excessive des ressources. Cette dynamique s’auto-renforce : les métropoles rivalisent entre elles pour attirer investisseurs et « talents » via des labels prestigieux (Capitale culturelle, Smart City, Métropole French Tech), renforçant leur dépendance aux logiques de marché et accélérant la course à la compétitivité territoriale.
La métamorphose marseillaise illustre parfaitement la métropolisation comme processus central du capitalisme contemporain, où l’espace urbain est systématiquement remodelé pour maximiser les profits, générant au passage de profondes fractures sociales et territoriales. La culture sert généralement de levier à la spéculation immobilière et à l’éviction progressive des classes populaires. David Harvey analyse ce phénomène comme une « rente de monopole » : la singularité culturelle d’un territoire (son patrimoine, ses événements) est systématiquement exploitée pour attirer capitaux et touristes, au détriment des usages et des habitants historiques. Il y a là un paradoxe : l’attrait de Marseille vient de son image populaire et métissée, de ville méditerranéenne et singulière. Mais plus cet atout est valorisé, moins il peut exister. D’où une nouvelle crise : la crise d’attractivité des métropoles.
Compression espace-temps : une contradiction explosive
La métropolisation participe d’une accélération générale des rythmes capitalistes. Pour réduire les délais de rotation du capital – car plus ça circule vite, plus ça s’accumule vite – (transport, production, consommation), l’espace est littéralement « compressé » par la multiplication des infrastructures rapides : autoroutes, TGV, zones logistiques. Mais cette compression spatio-temporelle génère des tensions majeures :
D’une part, la gentrification s’intensifie : les centres-villes, devenus stratégiques pour cette économie de la vitesse, voient leurs prix immobiliers flamber. Paris et Bordeaux en sont des exemples criants, où les classes populaires et moyennes sont progressivement repoussées vers des périphéries toujours plus lointaines.
D’autre part émergent ce que certains géographes nomment des « territoires servants » : zones rurales ou périurbaines reléguées au rang de simples pourvoyeuses de ressources, humaines, énergétiques, extractivistes. Qu’il s’agisse des parcs éoliens ou de carrières de sable alimentant les métropoles en béton et en énergie ou des entrepôts Amazon employant une main-d’œuvre précaire (comme en Loire-Atlantique), ces espaces subissent une forme de colonisation intérieure au service des pôles métropolitains.
Cette organisation spatiale, loin d’être une évolution naturelle, révèle les contradictions profondes du capitalisme contemporain. Elle appelle une analyse plus fine de ses ambivalences et de ses implications socio-politiques.
Ambivalences et contradictions structurelles
La métropolisation, entre globalisation et fragmentation
La métropolisation produit un paradoxe spatial saisissant : alors que les métropoles s’intègrent toujours plus étroitement aux réseaux mondialisés via leurs quartiers d’affaires, leurs aéroports internationaux et leurs zones de haute technologie, leurs périphéries se fragmentent en une mosaïque de territoires délaissés. La « diagonale du vide » française s’élargit, tandis que des villes moyennes comme Saint-Étienne peinent à maintenir leurs services publics et leur tissu économique. Des régions sont surpeuplées et d’autres qui se dépeuplent, alors qu’on vise une moindre consommation des ressources, qui impliquerait une plus forte autonomie locale.
Cette dualité n’est pas une simple conséquence involontaire : les politiques d’aménagement du territoire, à travers des dispositifs comme le Grand Paris ou les contrats de métropole, activent consciemment cette logique en privilégiant systématiquement les critères de « compétitivité » sur les besoins d’équilibre territorial.
Le contraste entre différentes trajectoires urbaines est révélateur. Tandis que Marseille se « vend » comme vitrine culturelle européenne, Rouen subit fermetures d’usines et paupérisation – un clivage territorial qui a largement nourri la révolte des Gilets jaunes en 2018. Cette tension illustre parfaitement ce qu’Henri Lefebvre théorisait déjà dans « La Production de l’espace » (1974) : le capitalisme produit des espaces de plus en plus abstraits (centres commerciaux standardisés, quartiers d’affaires interchangeables) qui nient les besoins concrets des habitants. La culture, instrumentalisée comme outil de marketing territorial, participe paradoxalement à cette abstraction de l’espace vécu.
La dimension financière de la métropolisation révèle peut-être sa contradiction la plus explosive. À Paris, le triplement des prix au mètre carré en vingt ans a poussé les classes moyennes toujours plus loin en banlieue – un phénomène que David Harvey associe au besoin de « dévalorisation constante » du capital via la rente foncière. Cette dynamique spéculative s’étend aux équipements publics : les mégaprojets comme le Grand Stade de Lyon engendrent des dettes colossales pour les collectivités, reproduisant à l’échelle locale les crises de suraccumulation que la métropolisation était censée résoudre.
Face à ces contradictions, de plus en plus de voix s’élèvent pour questionner le modèle métropolitain. Les mouvements sociaux urbains, les expérimentations locales et les analyses critiques dessinent les contours d’alternatives possibles à cette organisation spatiale du capitalisme.
En réalité, la dynamique de métropolisation concerne l’ensemble des territoires, qu’ils soient plus ou moins intégrés aux réseaux métropolitains : les zones périurbaines autour des métropoles, bien sûr, mais aussi les zones rurales qui sont transformées en territoires servants.